Les ‘’artistes modernes’’ se sont avérés provocateurs en appuyant clairement leur art avant gardiste sur des caractéristiques plastiques qui définissaient jusque là les arts dits ‘’primitifs’’. Africains, océaniens, celtes, cycladiques, médiévaux, folkloriques, populaires, traditionnels ou rituels ; tous ces artefacts ont été inspirants et le résultat s’est avéré emblématique du refus sans appel de l’Académisme en vigueur jusqu’à la fin du XIXème siècle. Les artistes étaient alors confrontés à la nécessité de s’éloigner du formalisme pour gagner en liberté : liberté de forme, de matière, de sujet et de toute contrainte, quelle qu’en soit sa nature. Rodin fut l’un des premiers à bouleverser les traditions de la sculpture en abordant de nouveaux sujets qui se concentraient non plus sur une narration historique ou littéraire mais sur l’expressivité des sentiments de la nature humaine. Les formes, les proportions, le réemploi, l’expérimentation ont participé à l’élaboration d’un nouveau langage plastique pour délaisser la stricte mimésis et s’appuyer sur la puissance du signe. Cette simplification de la forme a conduit l’artiste à signifier plus qu'à représenter, en prenant pour modèle de référence l’art antique et l’art des Cyclades appréhendé pour leur force expressive et leur simplicité.
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Dès lors, les artistes s’entraînent à regarder le monde autrement, à prendre toutes les libertés et, affranchis de tout a priori, ils se reportent aux cultures primordiales pour inventer un art nouveau. C’est ainsi que le primitivisme se manifeste de manière particulièrement puissante dans la représentation du corps, représentation qui était liée jusque là à la conception de la beauté idéale de la renaissance italienne puis à la mimésis poussée à son paroxysme avec le naturalisme du XIXème siècle.
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Libérer les oeuvres de la représentation académique c’est aussi les libérer des contraintes sociales, et la libération du corps fait partie du processus. Les codes sociaux sont désormais contestés et principalement par les femmes qui tentent de s’émanciper. Les corps se libèrent et s’expriment notamment dans la danse (Isadora Duncan, Loïe Fuller et Anako) par des vêtements moins contraignants et de postures moins convenues, la littérature (de Baudelaire inspiré par la sensualité du corps féminin et des plaisirs charnels). Rodin produit alors des sculptures aux corps expressifs, dévoilés, (Iris) voire érotiques, s’étreignant dans un amour partagé et non imposé (Le baiser) et simplifie les formes pour éliminer ce qui est inutile et se concentrer sur ce qui sert véritablement l’expression des sentiments. Le monde change et les artistes s’en font les témoins.
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Gauguin poursuivra la démarche primitiviste en cherchant à se libérer de l’influence de la ville et de l’art imposé par la mode parisienne. C’est ce qui explique son passage en Bretagne, alors considérée comme primitive parce que toujours fortement emprunte de ses traditions et ses superstitions, puis gagne la Polynésie, encore plus lointaine, plus pure, plus ancrée dans ses traditions primitives. Les Impressionnistes et les Néo-impressionnistes bouleversent le sujet et le geste mais ces derniers échouent cependant dans leur soif de liberté, en ce sens qu’ils s’imposent de nouvelles contraintes. Enfin, tandis que les Fauves libèrent la couleur, les cubistes se concentrent sur la forme mais eux aussi, comme Zadkine en fera le constat, deviennent à leur tour trop formalistes et doivent de nouveau faire machine arrière.
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Zadkine et l’âme primitive
Zadkine, puisque c’est lui qui est naturellement au coeur de l’exposition, s’est lui même tourné dès ses premières oeuvres vers un art qualifié de ‘’primitif’’. Tout comme Brancusi, Kandinsky, Chagall, Gontcharova ou Larionov, il a gardé en mémoire ses origines slaves et un attachement indéfectible pour les arts populaires et la tradition de sa Russie natale. Il en tire la simplicité du trait, la force d’expression du signe, le gout pour le geste brusque qui se confronte aux matériaux issus de la nature. Bois, pierre, lave sont travaillés selon leur nature intrinsèque, en s’adaptant à la forme, la couleur, la dureté du matériau naturel.
Zadkine, lui aussi, tourne le dos à l’Académisme et s’inspire de la simplification de la forme révélée dans l’archaïsme et les formes primordiales. Il se libère aussi de l’emprise de Rodin qui dominait alors la sculpture tout en poursuivant les expérimentations plastiques de ce dernier, prémisses de la sculpture moderne. Les premières oeuvres de Zadkine sont plutôt tout en courbes et contre courbes, influencées par l’art slave puis deviennent plus anguleuses inspirées par les formes simples et le cubisme de Picasso. Ce dernier tira aussi ses premières expérimentations des oeuvres pariétales ibériques de son pays natal puis des artefacts africains et océaniens qu’il découvrit par la suite. Le cubisme est cependant vite abandonné par Zadkine qui le trouve trop formaliste. Pour lui l’expérimentation sur la matière et la liberté du geste autant que de la forme sont essentiels d’où son choix de la taille directe. Le végétal devient la matière naturelle de prédilection du sculpteur, matière toujours vivante, en perpétuelle mutation, témoin du passage du temps. A l’instar de Michel-Ange, Zadkine libère la forme contenue dans la matière, mais, à l’inverse de ce dernier, il accepte la nature telle qu’elle est (forme, couleur, accident) et adapte son sujet sans tenter de la contraindre. Il établit un rapport fusionnel entre son corps et la matière. S’appuyant souvent sur les grands mythes primordiaux tels que la mythologie, il en extrait les sujets qui parlent de tragédie, de nature, de métamorphoses, de changement du monde. On peut citer en exemple : • Pomone, Demeter : Déesse de la fertilité, nourricière par excellence qui nourrit la terre et demeure en lien constant avec la nature. • Vertumne : Dieu des vergers, qui veille sur la transformation de la nature selon les saisons et séduit Pomone en prenant la forme du semeur, du laboureur, du vigneron….
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Les artistes qui jalonnent l’exposition ont été choisis parmi les représentants de ces choix artistiques multiformes ; ceux qui ont tenté de voir et de montrer le monde sous le prisme du primitivisme et d’un retour aux sources salvateur. Ainsi, aux côté de Zadkine sont présentées les oeuvres de Rodin le précurseur puis Anna Hoch, Hélène Reimann, Eva Hesse, Etienne-Martin, Gleb, Léger, Kandinsky, Chagall, Gontcharova. On peut regretter l’absence de Gauguin et Brancusi dans cette présentation mais il y a suffisamment à voir pour comprendre la place du primitivisme sous ses différentes formes dans la genèse de l’art moderne. On comprend ici comment le primitivisme est devenu, pour cette avant garde prestigieuse, la planche de salut qu’ils ont choisi de suivre pour changer l’art.
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