Avant-propos
Une biographie est une transsubstantiation de la chair en papier. J'ai cependant voulu que celle d'Anna-Eva Bergman soit bel et bien le récit d'un corps traversant l'Histoire et que le texte fasse sentir une présence physique, une présence au monde. Il ne s'agit surtout pas de minorer l'importance de la production picturale ni le cheminement moral de son autrice, mais de bien faire valoir le rôle cardinal que jouent dans le trajet d'un artiste la maladie, le désir, l'épuisement, la douleur, le manque, l'extase, le vieillissement, la peur, la joie et, plus anecdotiquement, les goûts culinaires, une coupe de cheveux ou une manière de s'habiller. Ces sensations et ces petits faits ne sont pas des épiphénomènes insignifiants au regard de l'œuvre accomplie, ils sont la vie même.
Anna-Eva Bergman a été très peu filmée et n'a fait l'objet que de quelques minutes d'enregistrement alors qu'elle travaillait dans son atelier (une poignée de secondes en 1964 et environ cinq minutes en 1979). Elle a en revanche laissé derrière elle une masse considérable d'archives, de lettres, de carnets et même quelques récits de rêves. Plus précisément, elle a pu, en l'espèce, compter à la fois sur sa propre vigilance et sur l'obsession de celui qui fut deux fois son mari, entre 1929 et 1938 puis entre 1957 et 1987, le célèbre pionnier de l'abstraction gestuelle et informelle, Hans Hartung. Effrayé par la perspective de « toujours tout perdre1 » (y compris Anna-Eva qui le quitta et demanda le divorce), Hartung a veillé à ce que leurs souvenirs communs – correspondances, petits objets, milliers de photographies, coupures de presse, etc. – ne s'éparpillent pas. C'est donc sur ce corpus immense, sinon vertigineux, où l'on trouvera aussi bien des lettres d'admirateurs que des centaines de prescriptions médicales ou des agendas notant des rendez-vous au jour le jour durant des décennies, qu'a été bâti ce livre. Ce matériau archivistique qui mêle six langues (principalement l'allemand, le norvégien et le français, mais aussi l'anglais, l'italien et l'espagnol) repose dans la villa d'Antibes, sur la Côte d'Azur, qu'ils ont fait construire dans les années 1960 et où ils sont morts, lui en 1989, elle en 1987.
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La vie qu'on s'apprête à déplier là n'aurait pas dû être celle-ci. Elle avait mille bonnes raisons de ressembler à tout autre chose qu'à ce que le lecteur va découvrir à présent. Anna-Eva Bergman devient Anna-Eva Bergman malgré l'enfance bafouée par les coups, la désaffection d'un milieu familial chaotique, les détraquages d'une santé vacillante, le contexte de haine politique de l'Europe du xxe siècle. Alors qu'elle partait de rien, et même d'un peu moins que rien, elle deviendra elle-même en se réalisant dans des absolus picturaux d'une incommensurable audace, d'une sacralité et d'une beauté valant largement les noms que rabâchent les manuels universi- taires, les « grands musées » et les « collectionneurs influents ».
J'espère qu'on lira cette biographie comme une leçon de stoïcisme et de dignité, où l'intéressée, pourtant accablée par tant et plus, ne cède jamais la moindre parcelle de terrain à la victimisation ni à l'héroïsation, ne se plaint ni ne se vante. Elle fait. Contre toute servitude, elle trace son chemin dans la peinture et par la peinture, incarnant admirablement la phrase d'André Malraux qu'elle a lu, rencontré et admiré : « L'art est un anti-destin2. »
1. Hans Hartung, feuillet manuscrit de notes personnelles [1948-1949], archives de la Fon- dation Hartung-Bergman, Antibes. 2. André Malraux, Les Voix du silence, Paris, Gallimard, 1951, p. 637. |