L’exposition, montée en co-commissariat avec Nicole Tamburini, historienne de l’art, illustre l’acuité de l’écriture et de l’oeil de Verhaeren, passeur d’art. Il fut l’ami fidèle de nombreux artistes de son temps, des écrivains bien sûr comme Stefan Zweig, Rainer Maria Rilke ou Romain Rolland mais aussi des peintres, sculpteurs ou graveurs qui inventèrent un art engagé et total. Ceux que l’on ne nomme pas encore postimpressionnistes, pointillistes et symbolistes mais qui impulsent un vent de contestation et de liberté sur l’art.
Critique d’art mais aussi collectionneur, Verhaeren a soutenu passionnément, fiévreusement, les avant-gardes de son époque, contre les critiques virulentes et les railleries populaires. Sa poésie est empreinte d’un grand souffle et d’une énergie vitale, prônant la naissance d’une civilisation nouvelle basée sur la recherche d’une justice sociale qui interpelle le lecteur aujourd’hui encore, plus d’un siècle après sa création.
Au temps d’harmonie (détail de l’esquisse), Paul Signac (1863-1935) Huile sur toile, 1893 - Collection particulière © F.T.P.H. - C. Carpentier |
Émile Verhaeren a été citoyen de Saint-Cloud pendant les seize dernières années de sa vie. D’où lui est venue cette envie de s’expatrier ici ? Saint-Cloud est à l’époque une campagne verdoyante dont le poète apprécie le « bon air » de sa colline et la proximité stimulante de Paris qui favorise son inspiration. Il passe ainsi ses hivers dans l’effervescence de la capitale. Cette résidence à Saint-Cloud assure l’équilibre parfait pour Verhaeren, entre la simplicité d’une vie rurale et l’enivrement des villes qu’il décrira avec un éclat minéral dans son recueil Les Villes tentaculaires (1895). L’ écrivain et son épouse louent un appartement d’une grande simplicité à la famille Tribout; dont le fils Georges, sculpteur deviendra un ami très cher du couple et réalisera plusieurs portraits du poète. Ce logement permet à Verhaeren de recevoir ses amis artistes qu’il réunit dans son modeste bureau : son antre littéraire. |
Portrait d’Octave Maus Théo van Rysselberghe (1862-1926) Huile sur toile, non daté Collection Musée d’Ixelles, Belgique, inv : OM 221 © DR |
L’ exposition présente environ 180 oeuvres, il s’agit là de l’une des plus grandes expositions planifiées à ce jour par le musée des Avelines. Comment celle-ci est-elle organisée ? Le parcours de l’ exposition est organisé autour de quatre thèmes fédérateurs. Dans un second espace, nous témoignons de l’intense activité littéraire et critique de Verhaeren, considéré alors comme le poète de « la Flandre et du Monde ». Nous mettons particulièrement l’accent sur son engagement auprès d’Octave Maus dans le groupe des XX à Bruxelles et sa défense ardente du postimpressionniste, de sa lumière, avec des oeuvres de Paul Signac, de Théo van Rysselberghe ou d’Henri-Edmond Cross… Nous évoquons aussi sa fascination pour les villes et leur modernité, la nouveauté d’un monde industriel dont il perçoit la beauté (à la même époque Maximilien Luce peint Terril de charbonnage (1896)) mais aussi la dénonciation des injustices sociales qu’il exprime si justement dans Les Campagnes hallucinées (1893). Enfin, la dernière salle est consacrée au symbolisme, mouvement que Verhaeren soutient, voyant dans ces artistes belges et français (tels Odilon Redon, Fernand Khnopff, William Degouve de Nuncques, Henri Le Sidaner, Constant Montald) l’expression d’une intériorité en quête d’étrangeté et d’idéal. |
L’ exposition est le fruit de nombreuses contributions. D’où proviennent les oeuvres présentées ? Le musée a travaillé en étroite collaboration avec les institutions belges et notamment les AML, dont le directeur Marc Quaghebeur, grand spécialiste de Verhaeren, a rédigé le premier texte du catalogue d’exposition, mais aussi le musée Verhaeren de Saint-Amands, sa ville natale, le musée d’Ixelles et celui de Roisin. Je tiens enfin à remercier les nombreux particuliers qui ont prêté des oeuvres issues de leurs collections, pour certaines inédites, fruits d’une passion pour le poète et critique d’art. |
Madame Théo van Rysselberghe Théo van Rysselberghe (1862-1926) Huile sur toile, 1907 Collection particulière, France © DR |
En tant que critique d’art engagé, quelle a été l’influence artistique d’Émile Verhaeren en France et en Belgique ? Les premières oeuvres de Verhaeren, notamment les Flamandes (1883), les Flambeaux noirs (1891), les Villes tentaculaires (1895), permirent de l’introduire très rapidement dans les cercles littéraires parisiens les plus prisés. Invité à donner des conférences partout en Europe, il fait partie des poètes les plus influents de sa génération. En 1900 il est la plume et la voix de l’Europe (en lice en 1915 pour le Nobel de Littérature). En Belgique, il jouit d’une renommée extraordinaire, en étant le poète national. En tant que critique d’art, il produit des essais engagés sur les premiers symbolistes flamands, Fernand Khnopff ou James Ensor. Rédacteur de la revue L’ Art moderne il est un lien essentiel entre les milieux artistiques de l’avant-garde parisienne et bruxelloise. Vie publique et vie privée s’entremêlent. C’est peut-être la raison pour laquelle Verhaeren, très lié à ces artistes et à leur destinée, passe « à côté » des nouveaux courants qui révolutionnèrent l’art du début du XXe siècle. |
La rivière (Seine à Saint-Cloud) Henri-Edmond Cross (1856-1910) Aquarelle, non daté Collection Musée Verhaeren, Roisin, Belgique © F.T.P.H. - C. Carpentier |
L’exposition consacre une salle à la position d’Émile Verhaeren pendant la grande guerre, notamment au travers de ses correspondances avec Stefan Zweig. Que peut-on en dire ? Plus qu’aucun autre écrivain du début de siècle, Verhaeren défendait l’idée d’une culture européenne et était également favorable à l’entente entre les peuples. |
Jardin mystérieux (Mon jardin) William Degouve de Nuncques (1867-1935) Huile sur toile, 1891 Collection particulière © Luc Schobiltgen, Bruxelles |
Émile Verhaeren a été l’un des précurseurs du vers libre. En 1910, son ami Stefan Zweig publie la biographie de Verhaeren car il y voit l’incarnation d’un nouveau style littéraire, qui centre l’homme au coeur des tourments de l’Histoire. Zweig est passionné par cette oeuvre : son intensité, l’expression de l’âme flamande, l’exaltation avec laquelle elle traduit les forces du monde moderne: industrie, urbanisation, masses ouvrières. Son style littéraire moderne, en vers libre, s’affranchit des canons de l’écriture classique et de l’alexandrin. Verhaeren, disciple de Mallarmé, libère le vers qu’il martèle et cisèle tel un forgeron. Son écriture sied parfaitement à ses sujets qui luttent contre l’aliénation de l’Homme. |