Johanna Diehl, « Displace », Galerie Wilma Tolksdorf, Berlin, 2011.
Johanna Diehl est une des photographes les plus intéressantes de sa génération. Elle a fait sa première exposition solo à la Galerie Wilma Tolksdorf de Berlin où elle a présenté des oeuvres tirées de sa série "Displace". Le livre tiré de cette exposition vient de paraître. Cette série montre le vide plus que le plein au sein de lieux de culte désaffectés : mosquées ou églises en ruines. Cette série a été réalisée en 2008 et 2009. La photographe allemande était à Chypre pour un projet de la « German Academic Exchange Service ». Ces œuvres racontent l’histoire du conflit qui depuis 35 a divisé l’île et sa capitale Nicosie en deux parties. Même si la frontière a été récemment ouverte, les deux côtés de l’île gardent les traces de décades du conflit : villages abandonnés, maisons détruites, lieux de cultes où traînent encore parfois des tapis de prière.
Le titre "Displace" suggère l’absence de figuration humaine en de tels clichés. Certes ça et là quelques silhouettes apparaissent. Mais chaque prise montre comment une histoire interfère sur l’autre. Les lieux sacrés orthodoxes et musulmans sont réduits mutuellement à une vacuité sous la pression de l’histoire. Diehl ne commente rien. Ses images parlent d’elles-mêmes avec une rigueur saisissante dans la lignée de l'école de Leipzig où l’artiste à fait ses classes sous la direction de Tina Bara. L’artiste sait repérer les éléments narratifs d’une histoire sinon chaude du moins encore tiède. Elle exacerbe mais de manière froide la déviance que prennent des significations initiales. Des graffiti recouvrent par exemple les icônes primitives et originales et tous les clichés témoignent des métamorphoses sacrilèges opérées par les vainqueurs vengeurs sur les lieux de culte des vaincus.
L’artiste les capte dans les moindres détails. Ils prennent parfois une valeur surréaliste dans le contexte. Dans la quête des propriétés spécifiques de son médium et en une vision parfois proche du constat Johanna Diehl traduit en images la conscience aiguë d’appartenir à une époque surgie des ruines d’une guerre de religion fratricide. Le recours à l’appareil photo n’est pas un facteur dévalorisant mais au contraire il est revendiqué et exploré comme seul témoin ou seule source d’un regard neuf sur le passé. Les épreuves font émerger la beauté et le mystère de lieux déterritorialisés de leur valeur sacrée à travers une objectivité que seule reste capable de rendre l’appareil photographique. Alliant les deux principes fondamentaux de la modernité : objectivité et fragmentation, l’artiste engage la photographie vers la construction d’une langue visuelle collective, universellement compréhensible et qui se voudrait facteur de réconciliation et non d’opposition sous les voûtes mêmes des ruines musulmanes et orthodoxes.
On peut donc parler à propos de l’œuvre de Johanna Diehl d’une photographie sociale et politique. Sans aller jusqu’à ce que Lotte Jacobi nomme « La photographie orientée » il existe chez la jeune allemande une dimension critique au monde tel qu’il est et tel qu’il fut laissé. En une forme d’abandon, de mépris par rapport à tout ce qui se fait de branché sur le marché de l’art photographique, sans souci pour le style, l’artiste est un électron libre au sein d’un univers plus souvent happé par la mode. De fait, et en dépit de ce qui a été précisé plus haut, il reste difficile de la classer dans une quelconque catégorie, caste ou mouvance. Johanna Diehl poursuit son chemin de traverse empreint d’une fluidité méditative qui ne bascule jamais dans une emphase visuelle.
Capable d’établir des ponts entre divers apports a priori inaliénables comme entre deux cultures opposées, elle réussit à créer un langage photographique à la fois atonal mais très envoûtant. Par son travail elle cherche à interroger la perception que l'on a de l'image et de la réalité. Par ailleurs, toujours prête à expérimenter Johanna Diehl n’a cesse d’explorer différents médiums afin de finir par offrir une suite de polaroïds du monde. A travers ses œuvres on croit le reconnaître mais il se dérobe. Mêlant intuition sensible et procédés optiques sa photographe dans « Displace » nous apprend à regarder de manière intelligente le réel. Elle permet de découvrir et d’explorer l'alchimie d'une photographie capable de fixer par l'éphémère des stigmates de réalité dont le langage particulier n’offre que peu de prise à la récupération.
Jean-Paul Gavard-Perret