Depuis l’accrochage « Elles » de 2009 à Beaubourg, dédié aux femmes artistes (il s’agissait bien d’un accrochage des collections permanentes et non d’une exposition temporaire) je ne cesse de m’interroger : pourquoi distinguer les artistes ‘’femmes’’ et les singulariser par leur sexe ? L’artiste est avant tout artiste au travers de son art et non de son genre et il me semble que désigner les artistes par leur appartenance à un genre, en l’occurence parce qu’il est féminin et non masculin, plutôt que par leur art seul, est plus réducteur que valorisant. On se doit de remarquer que personne ne se sent obligé de préciser qu’il s’agit d’un artiste ‘’homme’’ lorsque l’on parle d’un artiste de sexe masculin. Alors pourquoi une telle sexualisation de l’art lorsqu’il s’agit d’oeuvres produites par une femme? Cette distinction n’est-elle pas une forme de stigmatisation? Si une oeuvre nous plait, nous plait-elle parce qu’elle a été produite par un homme? Par une femme? Ou par l’artiste qui a su nous émouvoir?
Il faut faire beaucoup d’effort pour relever les noms des femmes peintres reconnues comme telles avant le XVIIème siècle. Dans les documents officiels du XIV au XVIIème siècles, il est possible de trouver des noms de femmes mais elles sont répertoriées comme «épouse d’artiste ou d’artisan parisien» mais non en tant qu’artiste. Au XIVème siècle, Boccace fait exception (1) et cite trois femmes, Martia, Timarète et Irène, pour leur activité artistique remarquée. Il faut ensuite attendre le XVIème siècle pour que Giorgio Vasari (2) fasse mention de Properzia de Rossi de Bologne comme une artiste remarquable (1490-1530), sculptrice de son état. On peut ensuite mentionner Artemisia Gentileschi (1593-1656) brillante peintre caravagesque comme artiste qui a largement marqué les esprits puis Rosalba Carriera (1675-1757), peintre vénitienne qui introduisit la mode du portrait au pastel en France. Deux femmes sont parvenues à passer le seuil de la prestigieuse Académie : Rosalba Carriera, reçue en 1720 sur demande de Louis XV et Elisabeth Vigée-Lebrun, admise en 1783.
Properzia da Rossi, Joseph et la femme de Putiphar,
marbre,1520, Basilique San Petronio de Bologne.
Bien que l’enseignement et la pratique de l’art appartiennent au monde des hommes, l’Académie royale de peinture et de sculpture s’entrouvre dès lors pour quelques rares élues. Néanmoins, celles-ci seront cantonnées aux genres mineurs et ne pourront accéder au grand genre de la peinture (la peinture d’histoire), ni à la pratique du nu d’après modèle vivant, ni aux postes académiques. Au XIXème siècle en France, les femmes étaient officiellement au nombre de 3.818, soit 1,74% des artistes répertoriés officiellement et le principal lieu d’exposition à Paris était le Salon, placé sous la responsabilité de l’Académie. Les impressionnistes contribuèrent au changement en accueillant trois femmes qui, quant à elles, tourneront résolument le dos à l’Académie. Il s’agit de Berthe Morisot, Mary Cassatt et Marie Bracquemond dont l’oeuvre, novateur et personnel, sera et est encore largement honoré. Et si le Salon a permis peu à peu aux femmes d’exposer, les chiffres officiels, publiés par Anne Solène Rolland, sont évocateurs (Les femmes artistes sortent de leur réserve)(3): dans les années 1800-1830, «les femmes représentent moins de 14 % des exposants et perdent du terrain puisqu’en 1855, elles ne représentent plus que 6,7 % du nombre des exposants. En 1880, elles sont plus de 600 exposantes, mais elles ne représentent que 12,5 % du total des artistes participants ». Or, on sait que c’est principalement au Salon que l’État achète les oeuvres des artistes qu’il considère comme représentatif pour les placer dans les musées. Quelques oeuvres de femmes trouvent parfois preneur mais on constate encore aujourd’hui qu’elles sont restées inconnues pour la plupart même si elles figurent sur les cimaises des musées régionaux, voire nationaux. |
Une artiste comme Berthe Morisot, pourtant reconnue par ses pairs de son vivant, ne doit sa fortune critique qu’à l’acharnement de sa fille Julie Manet et de son entourage prestigieux. (4) La fin du XIXème siècle voit la situation légèrement s’améliorer et, même si les femmes ne peuvent encore intégrer l’Ecole des Beaux Arts, les Académies qui ouvrent leur portes aux femmes et les salons se multiplient. Cependant, décider d’être artiste, à cette époque, reste peu compatible avec le rôle d’épouse et mère assigné aux femmes et bon nombre de femmes renoncent à leur carrière artistique pour répondre aux exigences de la société. Si quelques unes parviennent à entrer au panthéon des artistes reconnus, c’est souvent au prix du renoncement au statut social qui leur était imposé et donc à la respectabilité. Artiste ou épouse et mère, il faut choisir! Et même si le XXème siècle leur permet enfin d’obtenir une place de choix dans l’histoire de l’art et les lieux d’exposition, elles sont restées minoritaires jusqu’aux années soixante. Jamais considérées comme chefs de file d’un mouvement, elles ont été imposées le plus souvent à titre exceptionnel comme membre d’un groupe artistique et plus fréquemment encore comme compagne d’un artiste considéré comme bien plus important qu'elles. Ainsi Frida Kahlo a longtemps été la compagne passionnée de Diego Riveira, Camille Claudel celle de Rodin, Sonia Delaunay celle de Robert Delaunay, Dora Maar celle de Picasso, Barbara Hepworth évincée par Moore. Niki de Saint Phalle fait exception puisque, avant d’être la compagne de Tinguely, elle est remarquée comme membre à part entière des Nouveaux réalistes. Mais force est de constater qu’elles ont été peu nombreuses à gagner en notoriété, acquérir la fortune critique qu’elles étaient en droit de mériter et faire l’objet d’expositions monographiques et de publications. |
Les artistes femmes font aujourd’hui une entrée fracassante sur la scène artistique contemporaine et on ne peut que s’en réjouir. Beaubourg récidive en ce sens en 2021 avec son exposition intitulée «Elles font l’abstraction» qui avait l’avantage de faire découvrir ou redécouvrir certaines de ces femmes qui ont joué un rôle essentiel dans l’abstraction. L’exposition a mis en avant de nombreuses artistes dont on ignorait le nom jusqu’à aujourd’hui. Il est cependant à déplorer qu’elles parviennent enfin à une visibilité officialisée par les expositions institutionnelles, la presse écrite et la littérature plus par leur genre que par leur oeuvre. Alors, Pourquoi est-il nécessaire de faire le ‘’forcing’’ en imposant des expositions sur l’art au féminin? Suis je la seule à ressentir comme discriminatoire ce qu’on accorde désormais aux femmes-artistes. Comme un cadeau qu’on leur fait, leurs oeuvres s’exposent dans des espaces qui leur sont spécifiquement dédiés, ce qui amène aux questions suivantes : Leurs oeuvres sont elles qualitativement inférieures? Sont elles si différentes de celles des hommes? Pourquoi les distinguer de celles des hommes? Cette tendance n’est pas liée à la seule qualité de leur art, qui a toujours existé et qui ne peut être remise en cause, mais relève du politiquement correct, de l’air du temps, de l’incontournable. Les expositions consacrées aux artistes femmes se multiplient et sont censées leur rendre leur place dans l’histoire de l’art, elles qui, pompeusement exposées aujourd’hui, étaient hier mises à l’écart. Depuis l’accrochage «Elles» de Beaubourg en 2009, les femmes sont désormais au coeur de toutes les attentions et font l’objet d’expositions et d’écrits monographiques ou thématiques qui les mettent sur le devant de la scène artistique nationale et internationale. Il n’y a qu’à regarder les programmations récentes et à venir des musées dans le monde pour s’en convaincre. (5) Mais la dette est-elle payée pour autant? |
En y réfléchissant bien, il me semble contre-productif de donner subitement une telle visibilité aux artistes femmes car l’effet s’avère pervers. Oui, il s’agit bien d’une reconnaissance et, même si elle est tardive, cette reconnaissance est bénéfique pour l’art mais aussi pour la cause des femmes. Mais c’est aussi une repentance tonitruante qui a suivi les mouvements tels que ceux de Me too (2007), des Femen (2008), de l’affaire Weinstein (2017/2020) et de Balance ton porc (2017). L’évolution du regard des institutions sur les arts révèle que l’art des femmes a été fortement lié aux changements sociétaux et aux divers mouvements féministes depuis le XIXème siècle. On constate que les expositions et publications de ces dernières années n’ont pas dérogé à ce corollaire. Ainsi, c’est le débat sur les violences faites aux femmes et leur occultation qui a amené de nouvelles interrogations sur le statut des femmes dans la société et, par association, la place des femmes dans l’histoire de l’art et sur la scène artistique contemporaine. Parce qu’aujourd’hui on ne jure plus que par la discrimination positive (les femmes doivent être représentées à égalité dans les institutions démocratiques, les postes à responsabilité, à travail égal, salaire égal…), la démonstration tardive de l’intérêt porté sur l’art au féminin ne pouvait échapper à ce phénomène de société. Si cette reconnaissance officialisée s’imposait indubitablement, ne révèle-telle que des aspects positifs ? L’art au féminin a été négligé pour des raisons culturelles ancestrales et les changements qui s’opèrent de nos jours dans le domaine des arts n’est que la suite logique des mutations comportementales contemporaines. L’intérêt récent pour l’art au féminin témoigne de ces changements par lesquels les femmes gagnent une place de plus en plus importante dans le monde contemporain mais elle ci est durement conquise. Vous l’aurez compris, je ne saurais nier que cette visibilité soit largement méritée, justifiée et même nécessaire mais elle est si soudaine, si lourdement appuyée, si omniprésente qu’elle prend des allures de ‘’Mea culpa’’ plus que de reconnaissance et une telle consécration artificielle, imposée, sur-jouée risque, pour ma part, d’en remettre en cause la légitimité. La question ne mérite-t-elle pas que l’on s’y attarde? Les institutions muséales, les galeries, la littérature (6) et la presse écrite (7) se sont emparées du sujet. Est ainsi mis en avant le rôle que les femmes ont joué au fil du temps non seulement dans leur création artistique personnelle et la diffusion souvent difficile de leur production, mais aussi dans la création de leurs compagnons artistes, pour lesquels elles se sont souvent effacées afin que leur grand homme puisse développer son génie créatif en toute sérénité. Les femmes artistes se montrent et se voient désormais et cette dynamique touche aussi bien la peinture, la sculpture, l’architecture, la photographie, le design, la performances et l’ensemble des arts plastiques d’hier et d’aujourd’hui. Ces artistes aux talents multiples prennent enfin leur revanche dans des expositions monographiques ou collectives de grande envergure dont le succès auprès du public en a surpris plus d’un. Le phénomène est en marche, dans le monde de l’art mais aussi dans d’autres domaines (8) mais il est encore vécu comme une réparation et non un acquis. Espérons que la prochaine étape sera des expositions d’art où les hommes et les femmes seront exposés ensemble, côte à côte, en tant qu’artistes. Sans distinction…. Notes 1) Boccace (1313-1375) dans De mulieribus claris (Les femmes illustres ou les Dames de renom), https://data.biblissima.fr/entity/Q51741 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84521932.image#:/12148/btv1b84521932.image# 2) Giorgio Vasari, Le vite de' piu eccellenti pittori, scultori, e architettori , 1550 3) Les femmes artistes sortent de leur réserve Article de Anne-Solène Rolland (cheffe du service des musées de France), accessible dans sa totalité par le lien ci-dessus. Extrait : « La représentativité des femmes dans le catalogue collectif des collections des musées de France, Joconde, est le reflet de cette histoire. Sur un total de 511.979 notices relevant de près de 35.000 artistes, les femmes artistes sont au nombre de 2.304, avec 20.575 oeuvres. Elles représentent donc 6,6 % des artistes de la base de données, avec 4 % du 5 nombre d’oeuvres. Même s’ils sont très faibles, ces pourcentages de 2021 n’en sont pas moins supérieurs aux chiffres connus pour la seconde moitié du dix-neuvième siècle. » 4) Julie Manet, la mémoire impressionniste, Exposition Musée Marmottant, Paris, 19 Octobre 2021-20 Mars 2022 Julie Manet, Journal, 1893-1899. Mercure de France, Paris, 2017, ISBN2715245471 5) Liste non exhaustive d’expositions monographiques de ces dernières années : Peintres et sculptrices : Artemisia Gentileschi, Vigée Lebrun, Suzanne Valadon, Berthe Morisot, Camille Claudel, Louise Bourgeois, Sonia Delaunay, Barbara Hepworth, Georgia O’Keef, Sophie Tauber-Arp… Photographes : Dora Maar, Lee Miller, Dorothea Lange, Sarah Moon, Susan Mayer… Designers : Charlotte Perriand, Eileen Gray, Anni Albers… Exposition 2021 Elles ont fait l’abstraction, Beaubourg. Expositions 2022 Pionnières, Musée du Luxembourg, 2 Mars au 10 Juillet 2022 Sophie Tauber-Arp, MoMA, New York Meret Oppenheim, Kunstmuseum, Berne Graciela Iturbide, Fondation Cartier, 1er février-29 mai 2022 Georgia O’Keef, Fondation Beyeler, Bale, 23 Janvier-22 Mai 2022 Francoise Pétrovitch, Fondation Leclerc, Landerneau, 17 Octobre 2021-3 Avril 2022 6) Titiou Lecoq, Les grandes oubliées, Edition iconoclaste, Paris, 2021 David Foenkinos, Charlotte, Gallimard, 2014 7) Dans l’oeil des femmes photographes, Connaissance des Arts, Octobre 2015. Les femmes peintres reprennent leurs droits, in L’Oeil, N° 744, Le journal des Arts, 26 Mai 2021. La peinture au féminin, in Connaissance des Arts, Mars 2021. Quatre femmes sous influence, in Beaux Arts magazine, N°450, Décembre 2021. Place aux femmes, in Connaissance des arts, Février 2022. 8) Mais aussi les sciences, les entreprises, la politique…la liste ne saurait être exhaustive. |