Dalí : une oeuvre et un personnage toujours d’actualité
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L’oeuvre et la personne de Dalí, artisan du grand changement de paradigme artistique de l'époque contemporaine, contiennent de fortes prémonitions de situations présentes. Comme l’affirme Chus Martínez, curatrice de l’exposition : « son obsession pour l'auto-génération, son insistance à maintenir l'ambivalence dans la lecture et l'interprétation du genre et de la sexualité, une identité non binaire, son intérêt pour la compréhension des processus de vie à partir de l'art et en compagnie de la science, son intérêt pour l'investigation et l'expression de la culture vernaculaire dans son oeuvre et dans sa vie...». L'artiste a lui-même déclaré qu'il faut systématiquement créer la confusion, car elle libère la créativité : « Tout ce qui est contradictoire crée la vie ».
C'est cette ambivalence qui nous captive, nous attire et continue de nous intéresser de près aujourd'hui. Dalí pousse la réflexion plus loin puisque, bien que son oeuvre se trouve dans le cadre d'une exposition, « il n'est pas déraisonnable de penser que l'oeuvre pourrait se trouver au milieu d'une forêt, ou surgir devant nous sur une plage de Cadaqués. Salvador Dalí veut tout de nous lorsque nous sommes devant son oeuvre, il veut que nous laissions nos sens et les sentiments de l'oeuvre s'unir en permanence » (Chus Martínez).
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Le peintre Georges Mathieu et Salvador Dalí avec le pain géant de 12m à la Foire de Paris le 12 mai 1958 © Mayoral 2023. Tous droits réservés |
« Créer un happening, c’est créer une situation qui ne peut pas se reproduire deux fois », Salvador Dalí
Pionnier des performances et « happenings », l’artiste catalan produit au total 88 « actes daliniens » entre 1935 et 1976 dont plusieurs à Paris avant la guerre de 1939. Si ceux-ci n’étaient au départ considérés que comme des provocations, Jean-Hubert Martin, commissaire de la rétrospective consacrée en 2013 à Dalí au Centre Pompidou, souligne que « le temps a joué en sa faveur ». L’exposition que lui consacre la galerie Mayoral souhaite aussi mettre en avant cet aspect encore peu connu de son oeuvre à la fois avec son installation et en recréant un de ses « happening » les plus notables lors du vernissage le 28 mars.
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ULTRALOCAL...
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« Port Lligat, symbole d'une vie d'ascétisme et de solitude... C'est là que j'ai appris à m'appauvrir, à limiter et limer ma pensée pour qu'elle devienne aussi coupante qu'une hache. Vie dure, sans métaphore ni alcool, vie teintée d'une lueur d'éternité. »
Salvador Dalí, Cadaqués, 1958
L’exposition à la galerie Mayoral rappelle le lien indéfectible qui unit l’artiste à la Catalogne, sa terre natale et importante source d’inspiration. Les rochers de Cadaqués et la baie de Port Lligat ne quittent jamais l’artiste et inspirent la scène principale de son univers artistique, qu’il s’agisse d’oeuvres créées en Espagne, en France ou aux États-Unis. Avec, par exemple, une rare huile sur cuivre du Cap de Creus (1965-70) qui est infusée de cette lumière éternelle et ultra-analytique, ou bien le saisissant Desert Watch (1975) qui représente un paysan catalan au barretina caractéristique devant une sirène-madone gigantesque au visage d’horloge molle, Dalí relie les traditions locales et la culture vernaculaire de ce havre de paix grâce à son imagination hallucinatoire.
L’exposition comporte également des oeuvres comme Vanitas (1933) et Étude pour la Madone de Port Lligat (1949) dans lesquelles nous retrouvons ce même paysage ainsi qu’une clé de compréhension des réflexions que Dalí mène sur plusieurs sujets universels comme la mort, les sciences et la religion. Ces deux oeuvres témoignent en outre de la diversité de la culture artistique de l’artiste car il se montre inspiré de peintures religieuses de la Renaissance, en particulier de Piero della Francesca, dans l’une et de l’Angélus de Jean-François Millet dans l’autre. Cette exposition permet ainsi de redécouvrir le paysage qui a su inspirer les compositions les plus célèbres du peintre.
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Salvador Dalí, Nus dans un paysage de Cap de Creus, 1965-70, huile sur cuivre © Mayoral 2023 |
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… ULTRAGLOBAL
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L’exposition témoigne aussi de l'attachement de l’artiste catalan à Paris et aux Etats-Unis. La capitale française est la première ville dans laquelle il a voyagé, fait la connaissance de grands esprits comme Picasso, Breton, Magritte, Ernst ou encore Éluard et où il rejoint le mouvement surréaliste. Mouvement primordial pour l'évolution de l’oeuvre de l'artiste, cette époque est incarnée chez Mayoral par Objet scatologique à fonctionnement symbolique (Le Soulier de Gala), un objet mystérieux comprenant une chaussure rouge, un verre de lait, des morceaux de sucre, une boîte d'allumettes et des poils pubiens. L’exemplaire original de 1931 (aujourd’hui perdu) a été reconnu comme le premier assemblage surréaliste créé par l’artiste.
En 1973, un tirage de huit exemplaires plus deux épreuves d’artiste a été exécuté par la Galerie du Dragon avec l'accord de l'artiste. D’autres exemplaires de l'édition se trouvent aujourd’hui au Centre national d'art contemporain Georges Pompidou (no. 4/8, acquis en 2014) au Dalí Museum, St. Petersburg, Floride et au San Francisco Museum of Modern Art.
L’artiste fréquente régulièrement les Etats-Unis. À partir de 1934 et ce pendant quarante ans, Dalí passe tous ses hivers à New York, attendu de pied ferme par la population locale qui le reconnaît et l'adule. C’est de l’autre côté du pays, à Hollywood, qu’il rencontre Walt Disney, qui l’a contacté pour travailler sur le projet de court-métrage « Destino » dont une feuille d’études très complète de 1945 sera présentée lors de l’exposition avenue Matignon.
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Salvador Dalí, « Destino », étude de personnages, 1945 (détail). Aquarelle, encre de Chine et mine de plomb sur carton © Mayoral 2023 |
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Dalí et l'épigenèse
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« Salvador Dalí comprend que l'art, en tant que création, est le lieu idéal pour poser des questions fondamentales sur l'origine de la vie et de l'intelligence. À cet égard, si l'art est création, il ne s'agit pas seulement de la création d'oeuvres d'art mais aussi de la création de forces de création, c'est-à-dire de l'épigenèse. L'épigenèse est la théorie embryologique selon laquelle les organes se forment progressivement à partir d'un matériau originellement indifférencié et homogène, ou en découlent.
Comprendre la création - d'Aristote à Harvey, Cavendish, Kant et Érasme, Darwin, en passant par la biologie du XIXe siècle, avec Wolff, Blumenbach et His, et le XXe siècle - implique de placer la création artistique au-delà de l'ordre esthétique et d'établir un parallèle entre la nature et l'artiste. Qu'est-ce qui constitue une oeuvre d'art ? L'addition des parties qui émergent successivement ou la super addition des parties ? La forme est-elle quelque chose qui existe dans l'esprit et qui est reflétée, qui est représentée sur une toile, qui est développée à partir d'un objet spécifique ou qui répond à la puissance d'une substance préexistante ?
[...] C'est la capacité d'auto-organisation de l'oeuvre d'art qui donne naissance aux motifs, aux mondes qui émergent en son sein. Ce n'est donc pas un hasard si Salvador Dalí accorde une attention particulière à la culture et aux traditions vernaculaires. Dans celles-ci, les rêves sont des happenings qui créent des mythes, des histoires, des rites et des coutumes. Dans la culture populaire, la transmission est un événement différentiel qui interprète le passé et le relie au présent et au futur de manière physique, en maintenant les formes archaïques sans renoncer ni entrer en contradiction avec les explications scientifiques ou les nouvelles manières de comprendre le monde. C'est pourquoi l'oeuvre de Salvador Dalí cherche délibérément à créer un univers facile d'accès, simple, direct et en même temps beau, ouvert, naïf, attentif aux grands mythes archaïques, très attaché à la sagesse populaire, à l'ingénuité spontanée... L'oeuvre de Salvador Dalí veut être la nature et pouvoir créer un univers, créer la lune, créer les océans, créer la vie, tout en voulant être un peuple, une communauté, une aspiration au foyer et au bonheur. Dans son oeuvre, tout est orienté vers la création des conditions d'une situation dans laquelle non seulement nous comprenons l'oeuvre, mais l'oeuvre elle-même est établie comme telle par notre présence et notre participation. À cet égard, en tant que spectateurs, nous sommes essentiels. Mais nous devons aussi considérer que ce "nous" peut et doit s'étendre aux animaux, aux forêts, aux fleuves et aux mers qui, comme la Méditerranée, constituent un espace fondamental dans son oeuvre. »
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Salvador Dalí, Etude pour La Madone de Port Lligat, Première version, 1949.
Encre de Chine, lavis et collage sur papier © Mayoral 2023
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Salvador Dalí, Vanitas, 1933. Encre de Chine et sanguine sur papier © Mayoral 2023 |
Chus Martínez
À propos de Chus Martínez
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Née en Espagne, Chus Martínez a une formation en philosophie et en histoire de l'art. Elle a été conservatrice en chef à El Museo Del Barrio, à New York, puis chef de département de dOCUMENTA (13) et membre du Core Agent Group. Auparavant, elle a été conservatrice en chef au MACBA, Barcelone (2008 à 2011) et directrice artistique de la Sala Rekalde, Bilbao (2002-05). Pour la 56e Biennale de Venise (2015), Martínez a été commissaire du pavillon national de la Catalogne, avec un projet solo du cinéaste Albert Serra, et pour la 51e édition du pavillon national de Chypre (2005). Elle a également été la fondatrice du programme de résidence de la Deutsche Börse pour les artistes, écrivains d'art et conservateurs internationaux. En 2008, Martínez a été le commissaire de l'exposition rétrospective de Deimantas Narkevicius, The Unanimous Life, au Museo de Arte Reina Sofia, à Madrid, qui a voyagé dans les principaux musées européens. Martínez donne des conférences et écrit régulièrement, dont de nombreux textes de catalogues et essais critiques, et contribue régulièrement à Artforum, entre autres revues internationales. |
À propos de Mayoral
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Mayoral est une galerie d'art fondée en 1989 qui dispose de deux espaces d'exposition : l'un à Barcelone et l'autre à Paris. Spécialisée dans l'art d'après-guerre et la période contemporaine, elle présente des artistes tels que Tàpies, Chillida, Millares, Saura, Zóbel, Francés et Chordà, ainsi que de grandes figures du XXe siècle comme Miró et Picasso et des artistes contemporains comme Macarrón, Oliver, Pratts et Barriga. Mayoral met en oeuvre des projets qui sont le fruit d'un travail de recherches rigoureux et approfondi. Elle bénéficie pour cela du soutien des familles des artistes, de fondations et autres institutions ainsi que de nombreux collectionneurs et musées, privés comme publics. Les projets présentés par la galerie à Paris ces dernières années explorent le processus créatif des artistes et mettent en lumière la manière dont leurs oeuvres interpellent le présent, que ce soit des expositions collectives comme Briser les codes ou Un hommage à Pierre Matisse, les rétrospectives dédiées à Tàpies, Saura et Chordà, ou des dialogues entre artistes, notamment entre Miró et Zao Wou-Ki, entre Millares et Rivera ou bien entre Francés et Vieira da Silva. Mayoral participe à Art|Basel Miami Beach, Art|Basel Hong Kong, TEFAF Maastricht, TEFAF New York et ARCOmadrid. |
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