Nicolas de Staël |
La vie de Staël a d’emblée créé un mythe autour de son art : de son exil après la révolution russe jusqu’à son suicide tragique à l’âge de 41 ans, la vie du peintre n’a cessé d’influer sur la compréhension de son œuvre. Sans négliger cette dimension mythique, la rétrospective entend rester au plus près des recherches graphiques et picturales de Staël, afin de montrer avant tout un peintre au travail, que ce soit face au paysage ou dans le silence de l’atelier. Enfant exilé devenu voyageur infatigable, l’artiste est fasciné par les spectacles du monde et leurs différentes lumières, qu’il se confronte à la mer, à un match de football, ou à un fruit posé sur une table. Variant inlassablement les outils, les techniques et les formats (du tableautin à la composition monumentale), Staël aime « mettre en chantier » plusieurs toiles en parallèle, les travaillant par superpositions et altérations successives. Le dessin joue, dans cette exploration, un rôle prépondérant dont une riche sélection d’œuvres sur papier souligne le caractère expérimental. Un extrait du documentaire Nicolas de Staël, la peinture à vif de François Lévy-Kuentz, co-écrit avec Stéphane Lambert et Stephan Lévy-Kuentz et produit par Martin Laurent, Temps Noir, en coproduction avec ARTE France, sera présenté en permanence dans les salles de l’exposition et diffusé dans son intégralité sur ARTE le 24 septembre 2023. Le catalogue de l’exposition permet d’approfondir encore la connaissance du travail du peintre, grâce à des textes sur sa relation aux maîtres du passé et à son contemporain Georges Braque, ou encore son rapport au paysage et à la nature morte. L'ouvrage contient également un entretien des commissaires avec Anne de Staël, fille aînée de l’artiste, ainsi que le texte intégral et inédit du « Journal des années Staël » de Pierre Lecuire, écrivain, éditeur et ami proche de Staël. |
Informations pratiques |
Parcours de l'expositionIntroduction |
« C’est si triste sans tableaux, la vie, que je fonce tant que je peux. » Né à Saint-Pétersbourg en 1914, Nicolas de Staël a 3 ans lorsque éclate la révolution russe. Forcé de fuir avec sa famille, très tôt orphelin, cet exilé n’aura de cesse de rechercher de nouveaux horizons, de nouvelles sensations – et donc de nouvelles manières de peindre. Si l’essentiel de son oeuvre tient en une quinzaine d’années, son travail se renouvelle constamment : son « inévitable besoin de tout casser quand la machine semble tourner trop rond » l’amène à expérimenter sans relâche. Sa pratique de peintre s’inscrit dans une France de l’après-guerre où la dispute entre partisans de l’abstraction et défenseurs de la figuration fait rage. Indifférent aux querelles de son temps, Staël déteste les étiquettes et refuse de choisir, préférant peindre « sans esthétique a priori ». Il en résulte une oeuvre libre et personnelle, qui manifeste la sensibilité toujours vive de ce peintre vis-à-vis de ce qui l’entoure : qu’il se confronte à la mer, à un match de football ou à un fruit posé sur une table, l’artiste est captivé par les spectacles du monde et leurs lumières toujours variables. Interrompue par son suicide à l’âge de 41 ans, la trajectoire de Staël apparaît rétrospectivement comme la poursuite, menée dans l’urgence, d’un art toujours plus dense et plus concis. Face au paysage ou dans le silence de l’atelier, ses évolutions successives témoignent d’une quête picturale d’une rare intensité, dont la puissance, jusqu’à aujourd’hui, demeure intacte. |
Parcours de l'exposition |
Le voyage d’un peintre (1934-1947) |
Denise Colomb Nicolas de Staël dans son atelier rue Gauguet Été 1954 Photo © Donation Denise Colomb, Ministère de la Culture, Médiathèquedu patrimoine et de la photographie, Dist. RMN-Grand Palais / DeniseColomb © RMN-Grand Palais |
Les années de formation de Nicolas de Staël sont faites de voyages et de rencontres. S’il étudie l’art à Bruxelles, le jeune peintre cherche vite à élargir ses horizons : après deux étés passés à sillonner le sud de la France puis l’Espagne, il parcourt pendant un an le Maroc où il rencontre Jeannine Guillou, une peintre qui deviendra sa compagne. Il travaille avec ardeur, détruisant beaucoup et hésitant sur la voie à suivre. « Je sais que ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine, écrit-il, c’est une raison pour que je construise mon bateau solidement. » Faites de déplacements et de haltes, ces années de maturation sont à la fois dures et exaltantes, sur fond d’ambition et d’extrême pauvreté. Staël l’apatride s’engage en novembre 1939 dans la Légion étrangère ; démobilisé en septembre 1940, il vit pendant trois ans à Nice puis s’installe à Paris. En 1942, il se tourne vers l’abstraction, tendance alors en plein essor. Le peintre explore ce nouveau langage dans des oeuvres dominées par des tons sombres, que Jeannine décrit comme « sans fin torturées, repeintes, massacrées, bousculées ». Au sortir du conflit, Staël expose à la galerie Jeanne Bucher : sa carrière est lancée. En 1946, la mort tragique de Jeannine suite à un avortement thérapeutique signe la fin de cette première époque. |
Rue Gauguet (1948-1949) |
Nicolas de Staël Eau-de-vie 1948 Huile sur toile 100 x 81 cm Paris-Lisbonne, Galerie Jeanne Bucher Jaeger © ADAGP, Paris, 2023 Courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris-Lisbonne / Photo Georges Poncet |
Située près du parc Montsouris, la rue Gauguet devient dès 1947 le point d’ancrage du peintre : le lieu où Staël, qui s’est marié avec Françoise Chapouton, va trouver un véritable atelier et un toit pour sa famille. Avec ses huit mètres de hauteur sous plafond, l’atelier « tient du puits, de la chapelle et de la grange », écrit le critique Patrick Waldberg, qui décrit « sa blancheur austère et son atmosphère d’activité intense, mais recluse ». Adossant ses toiles contre le mur, Staël conçoit plusieurs oeuvres en même temps, passant de l’huile à l’encre de Chine, de la toile au papier. À la fin des années 1940, dans ce lieu inondé de lumière, sa palette s’éclaircit. Aux élans obscurs des toiles précédentes succède une manière de peindre moins violente, plus organique. Peu à peu, ses compositions se desserrent : les faisceaux dynamiques et enchevêtrés laissent place à des formes plus amples, plus stables et aériennes. Renouvelant constamment sa pratique, Staël se méfie de la répétition comme des étiquettes. Ce peintre que l’on dit abstrait déclare alors, à rebours de l’époque, que « les tendances non figuratives n’existent pas », affirmant que « le peintre aura toujours besoin d’avoir devant les yeux, de près ou de loin, la mouvante source d’inspiration qu’est l’univers sensible ». |
Condensation (1950) |
Nicolas de Staël Grande composition bleue 1950-1951 Huile sur Isorel 200 x 150 cm Collection privée / Courtesy Applicat-Prazan, Paris © ADAGP, Paris, 2023 Courtesy Applicat-Prazan, Paris |
En 1950, le travail de Staël se densifie : des masses plus amples et ramassées s’agencent à la surface de la toile. Des études sur papier jusqu’au tableau dans sa version définitive, il multiplie les étapes, travaille longuement et sans relâche ses compositions. Les tableaux racontent leur propre genèse : les couches de couleur se superposent, laissant apparaître, sur les bords de formes énigmatiques, d’autres couleurs sous-jacentes, tel un secret entrevu. La peinture se fait étalement, recouvrement, travail de la matière. « Je manie le couteau et la brosse de plein fouet », dit-il alors. L’ambition est claire : « faire de mieux en mieux et toujours plus simple ». Bien qu’abstraites formellement, ses toiles semblent habitées par une présence physique du monde : Staël parle à leur sujet des « images de la vie » qu’il reçoit « en masses colorées », « à mille vibrations ». Il se tient fièrement à l’écart de ce qu’il désigne comme le « gang de l’abstraction avant » – par allusion ironique au « gang des Tractions Avant »,célèbre bande de malfaiteurs de l’après-guerre. Cette année-là, le Musée national d’art moderne acquiert une première toile du peintre, tandis que Jacques Dubourg devient officiellement son marchand et que des toiles commencent à se vendre aux États-Unis |
Fragmentation (1951) |
Nicolas de Staël Fugue 1951-1952 Huile sur toile 80,6 x 100,3 cm Washington, The Phillips Collection © ADAGP, Paris, 2?023 The Phillips Collection, Washington, D.C. / Photo Walter Larrimore |
Les tableaux de l’année 1951 apparaissent, rétrospectivement, comme une réaction à ceux de l’année 1950, Staël remettant en jeu les acquis de l’année précédente. Après la condensation, ce sera donc la fragmentation : après les formes concentrées, vient le règne des formes fragmentées, faites de tesselles colorées que l’on dirait empruntées au monde de la mosaïque. Ce nouveau vocabulaire offre à l’artiste une grande liberté. Tantôt il construit, par accumulation de ces formes en pavés, tantôt il ouvre son tableau à une spatialité nouvelle et dynamique, quasi aérienne. Les références au monde extérieur, déjà là, à l’état latent, dans les tableaux de 1950, émergent plus nettement. Staël, malgré l’époque, malgré la critique, revient courageusement vers la figuration : au tout début de l’année 1952, une simple tes selle, forme abstraite s’il en est, devient une pomme, tandis que le jaillissement vertical des petits pavés decouleur évoque soudain un bouquet de fleurs. À son nouvel ami René Char, pour lequel il réalise un ensemble de gravures sur bois, il écrit : « Tu m’as fait retrouver d’emblée la passion que j’avais, enfant, pour les grands ciels, les feuilles en automne et toute la nostalgie d’un langage direct. » |
Un an dans le paysage (1952) |
Nicolas de Staël Paysage 1952 Huile sur carton 28 x 33 cm Collection privée / Courtesy Applicat-Prazan, Paris © ADAGP, Paris, 2023 |
En 1952, les références au monde sensible deviennent explicites. Staël élargit alors son champ visuel, sortant de l’atelier pour s’adonner au paysage et travailler en plein air, sur le motif. Entre joie et urgence, « des couleurs plein les mains à ciel ouvert », il peint plus de deux cent quarante oeuvres. La majorité sont des petits ou moyens formats sur carton, travaillés directement face au paysage, en Île-de-France, en Normandie et dans le Midi. Chaque lieu, chaque région engendre ses propres impressions et ses manières de faire. À Mantes-la-Jolie ou Gentilly, l’art de Staël atteintun équilibre entre observation et abstraction. Au Lavandou, il peint sur la plage et s’émerveille de la lumière « vorace » et « fulgurante » du Sud, qui lui procure des sensations nouvelles : « À force d’être bleue, la mer devient rouge. » En Normandie, ses paysages se font plus atmosphériques et traduisent les subtiles nuances de la mer et du ciel. À Paris, le 26 mars, Staël assiste au match de football France-Suède au Parc des Princes. Le tableau magistral qu’il entire est exposé au Salon de mai et fait sensation. Pas de côté dans une année largement consacrée au paysage Approfondissement, plutôt, comme si ses paysages d’Île-de-France trouvaient là leur destin monumental. |
Le spectacle du monde (1952-1953) |
Nicolas de Staël Parc des Princes 1952 Huile sur toile 200 x 350 cm Collection particulière © Adagp, Paris, 2023 / Photo Christie’s |
L’attrait de Nicolas de Staël pour le paysage se prolonge dans une fascination pour tout ce qui constitue le spectacle du monde. Entre un concert, un ballet et un match de football, nulle hiérarchie, mais autant d’occasions de se confronter à la vie comme à un jeu de matières colorées et en mouvement. Staël, qui dessinait jusque dans l’obscurité des salles de cinéma, peint en spectateur passionné, recevant sans cesse de nouvelles sensations visuelles, tactiles et auditives. En 1951, déjà, il déclarait : « L’individu que je suis est fait de toutes les impressions reçues du monde extérieur depuis et avant ma naissance […]. Les choses communiquent constamment avec l’artiste pendant qu’il peint, c’est tout ce que j’en sais. » Sous cet oeil ultrasensible, un jardin prend l’allure d’un décor de théâtre, tandis que des bouteilles semblent danser un ballet. Au mois de mars 1953, Staël est à New York pour préparer son exposition à la Knoedler Gallery. L’exposition remporte un franc succès, tant critique que commercial. À son retour, le peintre achève trois compositions monumentales, dont deux sont présentées dans l'exposition. En juin, Staël signe un contrat avec le puissant galeriste Paul Rosenberg, qui le pousse à produire davantage pour répondre à la demande des collectionneurs américains. |
L’atelier du Sud (1953) |
Nicolas de Staël Femme assise 1953 Huile sur toile 114 x 162 cm Collection particulière © Adagp, Paris, 2023 © Photo Jean-Louis Losi |
« Tous les départs sont merveilleux pour le travail », écrit Staël en mai 1953. Sur le conseil de René Char, cet été-là, lepeintre et sa famille s’installent à Lagnes, un village proche d’Avignon. Ce séjour en Provence engendre deux chocs : celui de la lumière éclatante, et celui de la rencontre avec une jeune femme, Jeanne Polge. Pour décrire ce double coup de foudre, le peintre écrit à Char, qui lui a présenté cette femme et ce paysage : « Quelle fille, la terre en tremble d’émoi,quelle cadence unique dans l’ordre souverain. Là-haut au cabanon chaque mouvement de pierre, chaque brin d’herbe vacillait […] à son pas. Quel lieu, quelle fille. » Une liaison passionnelle se noue à partir de l’automne. Le peintre, dont la palette devient éclatante comme la lumière provençale, multiplie les sujets d’atelier : portrait de sa fille Anne, « nus dans les nuages », natures mortes. L’intensité charnelle des sensations vécues par cet homme se diffuse dans toute chose, jusque dans la texture d’une nappe rose posée sur une table. |
Lumières (1953) |
Nicolas de Staël Arbre rouge 1953 Huile sur toile 46 x 61 cm Collection particulière © ADAGP, Paris, 2023 / Photo Christie’s |
Le peintre, après tant d’autres, connaît la fascination pour le Sud et sa lumière : la Provence lui apparaît comme « le paradis, tout simplement, avec des horizons sans limites ». Il rêve de transformer en un point fixe ce qui ne sera qu’une halte entre deux départs et, en novembre 1953, achète une demeure austère et délabrée à Ménerbes – le Castelet. En Provence, le peintre remet son art en jeu tout en renouant avec le petit format et les joies de la peinture sur le motif – ce qu’il appelle ses « paysages de marche ». Les tableaux du Midi exigent une réinvention : la lumière éclatante du Sud implique un nouveau regard, et donc une nouvelle manière de faire. Au plus près du monde, Staël peint alors les silhouettes alignées des cyprès, les champs labourés, la façade d’une maison, le soleil éblouissant au-dessus de l’horizon. Sculpté par le vent, son Arbre rouge se fait explosion lumineuse. Ici, Staël cherche, à tâtons, en peintre qui n’a que le travail comme possible recours : « Je suis dans un brouillard constant, ne sachant où aller, que faire […],bouffant ces paysages à longueur de journée de quoi en avoir une nausée définitive, ému malgré tout chaque fois. » |
Sicile (1953-1954) |
Nicolas de Staël Sicile 1954 Huile sur toile 114 x 146 cm Musée de Grenoble © ADAGP, Paris, 2023 © Ville de Grenoble / Musée de Grenoble / photo J.-L. Lacroix |
En août 1953, Nicolas de Staël, qui s’est acheté une camionnette, embarque sa famille dans un voyage en Italie, direction la Sicile. Il y a là sa femme Françoise, enceinte de Gustave, ses enfants, Anne, Laurence et Jérôme, mais aussi Jeanne Polge et Ciska Grillet, une amie de René Char. En Sicile, il dessine au feutre les ruines antiques d’Agrigente et Syracuse : « À part la nage dans toutes les mers, je ne fais rien, sinon quelques croquis », écrit-il alors. La peinture viendra plus tard, comme en écho différé à cette expérience vécue. En 1951, déjà, il affirmait : « On ne peint jamais ce qu’on voit ou croit voir, on peint à mille vibrations le coup reçu. » C’est donc en Provence, où il retourne seul, après l’Italie, que Staël peint ses tableaux siciliens. À Jacques Dubourg, son marchand parisien, il confie : « Aussi atroce que soit la solitude, je la tiendrai parce qu’il [me faut] prendre une distance que je n’ai plus à Paris aujourd’hui et que je veux pour demain. » Les paysages d’Agrigente et Syracuse sont le fruit de cette mise à distance. Radicalisation de la palette et des contrastes, construction réduite à l’élémentaire : Staël invente son paysage. |
Sur la route (1954) |
Nicolas de Staël Marseille 1954 Huile sur toile 80,5 x 60 cm Courtesy Catherine et Nicolas Kairis / Courtesy Applicat-Prazan, Paris © ADAGP, Paris, 2023 Courtesy Applicat-Prazan, Paris |
L’année 1954 est marquée par de constants déplacements : toujours à la recherche de sensations nouvelles, Staël se remet en route. Alors qu’il vient d’emménager à Ménerbes, son quotidien est rythmé de diverses incursions à Uzès, Marseille, ou encore à Martigues, sur les bords de l’étang de Berre, comme autant de détours propres à engendrer dessins et tableaux. Il retourne aussi rue Gauguet : « J’ai commencé à travailler dans le Midi, écrit-il, mais je viens à mon atelier de Paris régulièrement, cela me change de lumière et renouvelle un peu la conception des choses. » Il dessine alors sur les bords de Seine, et peint des paysages parisiens. Il séjourne également quelque temps sur la mer du Nord, dessinant sur le motif avant de peindre plusieurs tableaux évoquant le phare de Gravelines ou la plage de Calais. Staël travaille « plus que jamais » : l’exposition chez Paul Rosenberg à New York en février 1954 est un succès, et l’artiste prépare pour juin une nouvelle exposition parisienne chez Jacques Dubourg, la première depuis trois ans. Dans cette urgence, sa peinture s’allège, renonçant à l’épaisseur au profit de la fluidité. Dans ses dessins, nombreux en ces temps de voyage, l’artiste va vers l’épure, donnant toujours plus d’importance, et de présence, au blanc du papier. |
Antibes (1954-1955) |
Nicolas de Staël Marine la nuit 1954 Huile sur toile 89 x 130 cm Collection particulière © ADAGP, Paris, 2023 © Photo Thomas Hennocque |
En septembre 1954, pour se rapprocher de Jeanne Polge, Nicolas de Staël s’installe seul dans une maison sur les remparts d’Antibes, face à la mer. La vie s’organise autour de son atelier et de sa liaison passionnelle, bouleversante. Alors que Jeanne prend peu à peu ses distances, Staël travaille avec acharnement : « Les tableaux foncent, écrit-il, il faudra bien leur donner tout ce que j’ai, le reste m’est odieux à présent. » Cherchant la fluidité et la transparence, le peintre utilise du coton et des tampons de gaze pour étaler la couleur. Marines et natures mortes se succèdent, Staël peignant alternativement les bateaux zébrant la Méditerranée ou les objets de l’atelier. Ses tableaux accueillent la vie – sa quotidienneté, son intimité, son immensité. Si l’homme privé est désespéré par un amour impossible, l’artiste demeure, dans sa peinture, intact malgré tout. Les tableaux d’Antibes témoignent de la permanence de son émerveillement devant le monde. Le 16 mars 1955, Staël se tue en se jetant du toit-terrasse de son atelier, laissant derrière lui de nombreux tableaux en cours. Dans la lettre qu’il laisse à son marchand, Jacques Dubourg, il écrit : « Je n’ai pas la force de parachever mes tableaux. » Nicolas |
FABRICE HERGOTT, Directeur du Musée d'Art Moderne de Paris |
Depuis la disparition de Nicolas de Staël en mars 1955,les rétrospectives parisiennes de son oeuvre se sont tenues avec une régularité proche de celle d’un métronome. La dernière eut lieu il y a exactement vingt ans au Centre Pompidou, la précédente en 1981 au Grand Palais, et la première en 1956 au Musée national d’art moderne, dans l’aile du Palais de Tokyo qui fait faceau musée d’Art moderne de Paris où est présentée aujourd’hui cette nouvelle rétrospective.
Ces intervalles de vingt ans et un peu plus correspondent probablement au temps nécessaire pour retrouver le désir de voir une oeuvre. On se dit que l’on connaît, avant de croire connaître, puis de se rendre compte que l’on ne connaît pas. D’autant plus que le regard évolue et que l’oeuvre de Staël n’est probablement plus perçue aujourd’hui comme alors. Le temps qui passe est comme une lumière qui ne cesse dechanger. Il rend les formes plus visibles, vivifie la matière, réactive les couleurs. Les années 1950 ne sont plus cette masse grise dont les artistes et le public des décennie ssuivantes voulaient ne plus tenir compte. Depuis quelques années, elles apparaissent au contraire comme une époque fertile et contrastée, terreau d’oeuvres si variées et suscitant désormais tant d’intérêt qu’elles pourraient bien succéder, dans leur rôle d’années de référence, à celles d’avant la Première Guerre mondiale. Une époque palpitante dans laquelle l’oeuvre de Staël tient une place à part. Curieusement décalée, semblable à l’homme, ombrageuse mais solaire. Sensible et d’une rigueur, ou d’une détermination, qui porte ces quinze ans de travail comme bloc. Cette liberté l’a paradoxalement éloigné d’une certaine doxa moderniste où le renoncement à la représentation du réel jouait un grand rôle. Ce qui a conduit à ce qu’un certain public, le trouvant trop accessible, n’ait pas sumesurer son importance. Un public dont le musée d’Art moderne de Paris s’est probablement fait l’écho. Ainsi la présence de Staël dans son histoire est-elle restée très modeste. Il l’a rarement montré dans des expositions collectives (la dernière fut « L’Art en guerre. France 1938-1947 » en 2012) et ne conserve dans ses collections,pour l’essentiel, qu’un petit tableau sombre mais parfaitement abstrait. Il s’agit sans doute d’un aveuglement plus que d’une négligence, dont on trouve une résonance jusque dans le regard que le peintre polonais Joseph Czapski porta sur la rétrospective du Grand Palais, voyant dans l’oeuvre même du peintre français une brèche dans le diktat du goût dominant de cette époque. L’oeuvre de Nicolas de Staël déborde largement des contours dans lesquels elle a été enfermée. Elle nous apparaît aujourd’hui plus ample et plus profonde que ce à quoi nous pouvions nous attendre. La publication récente de la correspondance de Staël et la redécouverte, à l’occasion de cette rétrospective, de l’intégralité du « Journal des années Staël » de Pierre Lecuire, compagnon de route du peintre, ont considérablement enrichi la compréhension de l’homme et de l’oeuvre. Un Staël plus subtil, plus vivant. Un Staël plus assuré de son art que ce que sa jeunesse pourrait laisser penser. Une célébration de la vie et de sa richesse avec les moyens de la peinture, à laquelle peu d’artistes sont parvenus. Sans oublier que beaucoup d’oeuvres de cette exposition n’ont tout simplement jamais été vues. |
Catalogue
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