Interview de E. Le Bail sur Emile Verhaeren

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Emmanuelle Le BailINTERVIEW D’ EMMANUELLE LE BAIL
Commissaire d’exposition, directrice du musée des Avelines Saint Cloud

Émile Verhaeren, poète belge flamand d’expression française, a été une figure éminente de la scène artistique et littéraire au tournant des XIXe et XXe siècles ; il est pourtant injustement oublié en France.
Comment est née l’idée de rendre hommage à ce grand poète et critique d’art belge?

Le musée des Avelines présente une exposition exceptionnelle dédiée au poète Émile Verhaeren qui a vécu à Saint-Cloud jusqu’à son accident tragique en novembre 1916 en gare de Rouen. La précédente exposition consacrée à Verhaeren, qui a fait date en France, avait été organisée par le musée d’Orsay en 1997.
Très appréciée en France jusqu’après-guerre, la poésie de Verhaeren tombe lentement en désuétude et la figure du poète s’efface de nos mémoires. Histoire de goûts et de modes. Le musée des Avelines, qui s’attache à mettre en valeur les figures artistiques marquantes de son territoire, souhaite rendre hommage à la vitalité de ce poète, chantre du vers libre et critique d’art prolifique.

Emmanuelle Le Bail,
© Gilles Plagnol / Ville de Saint-Cloud

L’exposition, montée en co-commissariat avec Nicole Tamburini, historienne de l’art, illustre l’acuité de l’écriture et de l’oeil de Verhaeren, passeur d’art. Il fut l’ami fidèle de nombreux artistes de son temps, des écrivains bien sûr comme Stefan Zweig, Rainer Maria Rilke ou Romain Rolland mais aussi des peintres, sculpteurs ou graveurs qui inventèrent un art engagé et total. Ceux que l’on ne nomme pas encore postimpressionnistes, pointillistes et symbolistes mais qui impulsent un vent de contestation et de liberté sur l’art.
Critique d’art mais aussi collectionneur, Verhaeren a soutenu passionnément, fiévreusement, les avant-gardes de son époque, contre les critiques virulentes et les railleries populaires. Sa poésie est empreinte d’un grand souffle et d’une énergie vitale, prônant la naissance d’une civilisation nouvelle basée sur la recherche d’une justice sociale qui interpelle le lecteur aujourd’hui encore, plus d’un siècle après sa création.
Paul Signac
Au temps d’harmonie (détail de l’esquisse), Paul Signac (1863-1935)
Huile sur toile, 1893 - Collection particulière © F.T.P.H. - C. Carpentier

Émile Verhaeren a été citoyen de Saint-Cloud pendant les seize dernières années de sa vie. D’où lui est venue cette envie de s’expatrier ici ?
Émile et Marthe Verhaeren déménagent en 1900 à Saint-Cloud, commune toute proche de lacapitale, où le couple souhaite trouver le calme propice à la concentration du poète. Cette installation correspond à une époque de maturité pour l’écrivain belge alors âgé de 45 ans et désormais au coeur du monde littéraire et artistique européen.

Saint-Cloud est à l’époque une campagne verdoyante dont le poète apprécie le « bon air » de sa colline et la proximité stimulante de Paris qui favorise son inspiration.

Il passe ainsi ses hivers dans l’effervescence de la capitale. Cette résidence à Saint-Cloud assure l’équilibre parfait pour Verhaeren, entre la simplicité d’une vie rurale et l’enivrement des villes qu’il décrira avec un éclat minéral dans son recueil Les Villes tentaculaires (1895).

L’ écrivain et son épouse louent un appartement d’une grande simplicité à la famille Tribout; dont le fils Georges, sculpteur deviendra un ami très cher du couple et réalisera plusieurs portraits du poète. Ce logement permet à Verhaeren de recevoir ses amis artistes qu’il réunit dans son modeste bureau : son antre littéraire.
Le cabinet de Verhaeren à Saint-Cloud sera reconstitué avec soin par Marthe Verhaeren à Bruxelles en 1930. Il est toujours visible à la Bibliothèque royale de Belgique. Dans le cadre de notre exposition, le directeur des AML (Archives et Musée de la Littérature), Marc Quaghebeur, a accepté de nous prêter plusieurs « reliques » de ce cabinet, que ce soit des oeuvres d’art majeures ou des objets plus insolites

Theo Van Rysselberghe Maus
Portrait d’Octave Maus
Théo van Rysselberghe (1862-1926)
Huile sur toile, non daté
Collection Musée d’Ixelles, Belgique, inv : OM 221
© DR

L’ exposition présente environ 180 oeuvres, il s’agit là de l’une des plus grandes expositions planifiées à ce jour par le musée des Avelines. Comment celle-ci est-elle organisée ?

Le parcours de l’ exposition est organisé autour de quatre thèmes fédérateurs.
La première salle d’ exposition met en valeur la figure de Verhaeren dans son cabinet de travail à Saint-Cloud. Des objets personnels provenant de son bureau mais également des portraits de l’ écrivain par ses amis peintres tels Théo Van Rysselberghe, James Ensor ou Willy Schlobach ainsi que des dessins et des photographies illustrent l’intimité chaleureuse qui règne dans ce bureau.

Dans un second espace, nous témoignons de l’intense activité littéraire et critique de Verhaeren, considéré alors comme le poète de « la Flandre et du Monde ». Nous mettons particulièrement l’accent sur son engagement auprès d’Octave Maus dans le groupe des XX à Bruxelles et sa défense ardente du postimpressionniste, de sa lumière, avec des oeuvres de Paul Signac, de Théo van Rysselberghe ou d’Henri-Edmond Cross…

Nous évoquons aussi sa fascination pour les villes et leur modernité, la nouveauté d’un monde industriel dont il perçoit la beauté (à la même époque Maximilien Luce peint Terril de charbonnage (1896)) mais aussi la dénonciation des injustices sociales qu’il exprime si justement dans Les Campagnes hallucinées (1893).
Ensuite, le parcours s’arrête sur la position de Verhaeren pendant la Première Guerre mondiale.
Profondément choqué par l’envahissement de la Belgique, pays neutre, par l’Allemagne, il délaisse ses utopies européennes pour devenir le porte-parole d’un discours patriote.

Enfin, la dernière salle est consacrée au symbolisme, mouvement que Verhaeren soutient, voyant dans ces artistes belges et français (tels Odilon Redon, Fernand Khnopff, William Degouve de Nuncques, Henri Le Sidaner, Constant Montald) l’expression d’une intériorité en quête d’étrangeté et d’idéal.

L’ exposition est le fruit de nombreuses contributions. D’où proviennent les oeuvres présentées ?

Le musée a travaillé en étroite collaboration avec les institutions belges et notamment les AML, dont le directeur Marc Quaghebeur, grand spécialiste de Verhaeren, a rédigé le premier texte du catalogue d’exposition, mais aussi le musée Verhaeren de Saint-Amands, sa ville natale, le musée d’Ixelles et celui de Roisin.
De prestigieuses institutions françaises ont également participé à cette exposition comme le musée d’Orsay, la Bibliothèque Nationale de France, le musée national d’art moderne - Centre Georges Pompidou, le musée des Beaux-Arts de Nantes, le musée Bourdelle, le musée de la chartreuse de Douai …

Je tiens enfin à remercier les nombreux particuliers qui ont prêté des oeuvres issues de leurs collections, pour certaines inédites, fruits d’une passion pour le poète et critique d’art.

Theo Van Rysselberghe
Madame Théo van Rysselberghe
Théo van Rysselberghe (1862-1926)
Huile sur toile, 1907
Collection particulière, France
© DR

En tant que critique d’art engagé, quelle a été l’influence artistique d’Émile Verhaeren en France et en Belgique ?

Les premières oeuvres de Verhaeren, notamment les Flamandes (1883), les Flambeaux noirs (1891), les Villes tentaculaires (1895), permirent de l’introduire très rapidement dans les cercles littéraires parisiens les plus prisés. Invité à donner des conférences partout en Europe, il fait partie des poètes les plus influents de sa génération. En 1900 il est la plume et la voix de l’Europe (en lice en 1915 pour le Nobel de Littérature). En Belgique, il jouit d’une renommée extraordinaire, en étant le poète national.

En tant que critique d’art, il produit des essais engagés sur les premiers symbolistes flamands, Fernand Khnopff ou James Ensor. Rédacteur de la revue L’ Art moderne il est un lien essentiel entre les milieux artistiques de l’avant-garde parisienne et bruxelloise.
Mais chez Verhaeren, chaque soutien se transforme en amitié chère et sincère.
Il est l’ami de Théo van Rysselberghe depuis leur jeunesse et il est aussi très proche de Paul Signac, Henri-Edmond Cross, Maximilien Luce et bien d’autres qu’il invite régulièrement à Saint-Cloud. Il fait même découvrir la Belgique à Eugène Carrière qui séjournera une quinzaine de jours dans sa maison familiale.

Vie publique et vie privée s’entremêlent. C’est peut-être la raison pour laquelle Verhaeren, très lié à ces artistes et à leur destinée, passe « à côté » des nouveaux courants qui révolutionnèrent l’art du début du XXe siècle.
On cherchera en vain dans ses critiques d’art les noms de Picasso, Braque, Delaunay, Matisse. Comme l’écrit justement Nicole Tamburini dans son essai pour le catalogue d’exposition : « On vieillit avec les avantgardes de sa jeunesse, à plus forte raison quand elles se confondent avec les amis de toute une vie ».

Henri Edmond Cross
La rivière (Seine à Saint-Cloud)
Henri-Edmond Cross (1856-1910)
Aquarelle, non daté
Collection Musée Verhaeren, Roisin, Belgique
© F.T.P.H. - C. Carpentier

L’exposition consacre une salle à la position d’Émile Verhaeren pendant la grande guerre, notamment au travers de ses correspondances avec Stefan Zweig. Que peut-on en dire ?

Plus qu’aucun autre écrivain du début de siècle, Verhaeren défendait l’idée d’une culture européenne et était également favorable à l’entente entre les peuples.
Dans les pays germanophones, il était très estimé et considéré comme un lien entre les cultures germanique et latine.
Mais l’éclatement de la Première Guerre mondiale, et l’envahissement brutal de la Belgique par l’armée allemande dès août 1914, modifie radicalement ses prises de position pacifistes.
Verhaeren, qui subit une terrible désillusion, se mue alors en nationaliste acharné et met sa plume au service du combat contre l’envahisseur allemand comme en témoigne La Belgique sanglante (1915).
À la suite de sa visite sur le front de la bataille d’Yser en compagnie du roi Albert I, il rompt définitivement les liens amicaux qu’il avait tissés avec le monde germanique.
Ses écrits acerbes lui assurent une grande popularité - Verhaeren incarne le poète nationaliste dénonçant sans relâche l’ oppression allemande - mais ils lui attirent également de grandes critiques de ses pairs, anciens amis et confrères, notamment Stefan Zweig et Romain Rolland.
Malgré les mises en garde de ces derniers sur ses dérives oratoires et littéraires, Verhaeren reste fidèle à ses amours patriotes. En 1916, quelques signes d’apaisement se font ressentir mais sa mort brutale en novembre de la même année le prive de toute analyse critique postérieure.

Degouve de Nuncques
Jardin mystérieux (Mon jardin)
William Degouve de Nuncques (1867-1935)
Huile sur toile, 1891
Collection particulière
© Luc Schobiltgen, Bruxelles

Émile Verhaeren a été l’un des précurseurs du vers libre.
Comment sa poésie s’inscrit-elle dans la vie littéraire de l’époque ?

En 1910, son ami Stefan Zweig publie la biographie de Verhaeren car il y voit l’incarnation d’un nouveau style littéraire, qui centre l’homme au coeur des tourments de l’Histoire. Zweig est passionné par cette oeuvre : son intensité, l’expression de l’âme flamande, l’exaltation avec laquelle elle traduit les forces du monde moderne: industrie, urbanisation, masses ouvrières.
C’est l’homme en lutte quotidienne face à l’écrasement du monde. C’est en quoi la poésie de Verhaeren est moderne, elle est sensible et presciente, ses sujets reflètent les bouleversements sociaux qui vont profondément changer le visage de l’Europe à la veille de la Première Guerre mondiale.

Son style littéraire moderne, en vers libre, s’affranchit des canons de l’écriture classique et de l’alexandrin. Verhaeren, disciple de Mallarmé, libère le vers qu’il martèle et cisèle tel un forgeron. Son écriture sied parfaitement à ses sujets qui luttent contre l’aliénation de l’Homme.
Les plus grands artistes français et belges soutenus par Verhaeren sont réunis dans cette exposition pour un panorama exceptionnel de la vitalité artistique de cette « fin de siècle » : Théo van Rysselberghe, Maximilien Luce, Henri-Edmond Cross, Paul Signac, Henri Le Sidaner, Odilon Redon, Eugène Carrière, James Ensor, Auguste Rodin, Constantin Meunier, Antoine Bourdelle…
Peintures, sculptures, gravures, dessins, manuscrits et livres d’artiste lèvent un voile sur l’oeuvre intense de Verhaeren, ses affinités électives et sa passion pour l’Art.