Thomas Schlesser: « Cette Fondation est une maison-utopie
et une maison-mémoire »
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« C’est curieux un lieu dans lequel on peut trouver ici ou là, des ours en peluche collectionnés par des artistes, une jambe de bois comme triste souvenir d’une amputation de guerre, des statuettes inuites, des livres dédicacés par Aimé Césaire, du mobilier design des années 1960, des céramiques de Picasso, et tout un vertigineux inventaire à la Prévert. C’est curieux parce qu’en chacune de ces choses, de ces petites choses de rien, qu’en d’autres circonstances, la vie aurait expédié dans les oubliettes du passé, il y a des univers entiers, des pans d’histoire qui mériteraient chaque fois un film…
C’est d’abord cela, je pense, la Fondation Hartung-Bergman. C’est un bataclan d’objets chargés d’énergie et qui, pour la peine qu’on veuille bien activer celle-ci, offre des surprises insoupçonnées, extraordinaires, parce qu’ils sont reliés à deux artistes dont je crois qu’on peut dire qu’ils sont immenses, au-delà de ce qu’on imagine quand on les aborde superficiellement, faute de temps, faute d’envie, faute de vouloir lutter contre la paresse confortable des préjugés. Ni Hans Hartung ni Anna-Eva Bergman ne sont unanimement considérés avec l’admiration et le respect que leur oeuvre impose à celles et ceux qui prennent la peine de les regarder pleinement. Et c’est au fond la raison d’être de cette Fondation, née en 1994 ; c’est d’amener le plus grand nombre, depuis l’éminent conservateur à l’oeil fauve jusqu’au complet novice, à se familiariser avec lui, le pionnier de l’abstraction informelle et gestuelle meurtri par la guerre, avec elle, dessinatrice de talent devenue artiste de génie, inclassable, sinon quelque part entre Fra Angelico et Ólafur Elíasson…
Et là, bien sûr, ce n’est pas avec les objets précédemment cités que l’opération se fait. Il faut des dessins, des toiles, des sculptures, des céramiques, des photographies. La Fondation a donc pour mission de les conserver mais aussi de les diffuser, de les exposer. En 2022, elle parachevait d’énormes travaux pour enfin permettre de les présenter efficacement et éloquemment en ses propres lieux. Mais elle continue aussi à les faire vivre partout sur la planète en dehors de ses murs, de New York à Tokyo, et d’Aubagne à Landerneau. Il faut des archives aussi, parce qu’une existence ne prend sa pleine consistance et ne peut devenir récit qu’à condition d’avoir des sources qui en portent le passage. Or, en l’espèce, la Fondation est un modèle du genre, aux limites de la folie, car les deux artistes ont gardé tout ce qu’ils ont pu de leur propre parcours : les journaux intimes de l’adolescence, les lettres d’amour et d’adieu, les agendas du quotidien, les cartes postales rapportées de voyage et même les moindres résultats sanguins après une visite médicale. Tout, par milliers et milliers de pièces. Insensé, oui, vraiment. Et plus insensé peut-être, cette matière a été traitée et numérisée après leur mort par des équipes grâce auxquelles tout cela prend vie et sens. D’où la possibilité de faire de la Fondation un centre de recherche. Après l’avoir été dès sa naissance de manière organique, grâce aux premiers président et directeur des lieux, Daniel Malingre et François Hers, elle le devint de façon officielle et structurée autour de grands programmes à compter de 2022.
La Fondation est toujours une maison et on peut espérer qu’elle le reste encore longtemps. C’est une maison-mémoire qu’est invité à visiter le monde entier, depuis les voisins du chemin du Val-bosquet jusqu’à la Lune qu’affectionnait tant Anna-Eva Bergman. C’est une maison-utopie où les historiens de l’art, professeurs émérites, doctorants bizuths ou amateurs éclairés sont les bienvenus pour penser dans des conditions d’organisation, de beauté, de sérénité, de convivialité, comme il n’en existe pas ailleurs. Veillés par les oliviers multi-centenaires, des chefs-d’oeuvre du XXe siècle, le soleil d’Antibes et, accessoirement, quelques ours en peluche. »
Thomas Schlesser, directeur de la Fondation Hartung-Bergman
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Bref historique et missions
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La création de la Fondation répond à un voeu exprimé du vivant de Hans Hartung et Anna-Eva Bergman. Elle a été créée par un décret du 16 février 1994 qui la reconnaît comme un organisme d’utilité publique, dont la fonction est de permettre le rayonnement de leurs oeuvres en France comme à l’étranger.
La Fondation Hartung-Bergman a pour mission de conserver les fonds d’oeuvres de Hartung et de Bergman : toiles, oeuvres sur papier, estampes et photographies. Le fondsd’archives de la Fondation comporte un ensemble très divers d’archives relatives à l’oeuvre de Hartung et de Bergman : articles de presse, correspondance, agendas, notes, catalogues d’exposition de 1931 à nos jours, revues d’art, enregistrements audio et films, plans et dessins d’architecture. Ces archives ont pour la plupart été intégrées à la base de données, indexées par date, lieux et personnalités et reliées aux oeuvres des deux collections. La Fondation possède en outre un fonds important de photographies artistiques et documentaires – des années 1910 aux années 1980.
Cet ensemble d’archives fait partie de la base informatique, accessible à la Fondation, sur demande et dans le cadre d’un projet, pour les chercheurs. Cette base de données fonctionne de la même manière qu’un catalogue raisonné : chaque oeuvre y est répertoriée, avec ses mouvements (expositions), l’histoire de sa réception (diffusion dans la presse, ouvrages et catalogues), ses provenances (collections privées/publiques).
Le fonds Hartung : la production artistique de Hans Hartung conservée à la Fondation comprend de très nombreuses toiles dont certaines de format monumental. Il compte également un important fonds d’estampes, des oeuvres sur papier et sur supports divers - notamment des céramiques et tapisseries - ainsi que des milliers de photographies.
Le fonds Bergman : la production artistique d’Anna-Eva Bergman comprend non seulement de très nombreuses oeuvres abstraites, dotées d’une qualité de matière exceptionnelle, mais aussi ses oeuvres sur papier, un grand fonds d’estampes et ses illustrations et dessins de presse. Ceux-ci rappellent qu’Anna-Eva Bergman fut, au début de sa carrière, une illustratrice majeure de la première moitié du XXe siècle.
La mise en valeur de l’oeuvre des deux artistes se fait à travers la réalisation de catalogues raisonnés, de publications mais aussi l’organisation d’expositions et de séminaires. La Fondation est également un laboratoire de recherche en histoire de l’art et accueille chercheurs, historiens de l’art, critiques, conservateurs de musées et commissaires d’exposition. Elle assure enfin un service d’expertise et d’authentification, qui répond par une information rapide à plusieurs centaines de demandes chaque année.
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Une architecture élémentariste
et méditerranéenne
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La question de l’architecture est centrale pour la compréhension des oeuvres de Hans Hartung et Anna-Eva Bergman. Ils auront en effet, au cours de leur vie, conçu ou aménagé trois espaces étroitement liés à leur pratique artistique. Dans les années 1930 (1932-1934), ils construisent et habitent une maison à Fornells, sur l’île de Minorque, dans les Baléares. À la fin des années 1950, ils achètent un appartement dans le XIVe arrondissement de Paris, Rue Gauguet, qu’ils font rehausser d’un étage afin d’aménager espaces de vie et ateliers. Enfin, c’est à Antibes, en 1961, qu’ils feront l’acquisition d’un terrain sur lequel ils concevront leur propriété.
La Fondation Hartung-Bergman, située sur les hauteurs d’Antibes, comprend un ensemble architectural composé d’une villa, de ses dépendances et des ateliers des deux artistes, dont les plans ont été conçus par Hartung lui-même et dont l’ambition, en réalisant cette construction, était de protéger et d’entretenir la mémoire de leurs oeuvres. En 2022, après deux ans de chantiers de construction et d’aménagement, la Fondation inaugurera de nouveaux espaces de visite comprenant un bâtiment d’accueil avec boutique et restauration rapide, un parc d’oliviers, des terrasses, des galeries d’expositions, des ateliers réhabilités et des salles de projection.
Jean-Lucien Bonillo, professeur à l’École nationale d’architecture de Marseille, explique : « L’architecture fait référence à une double tradition : le vernaculaire méditerranéen et la domus romaine. Il y a d’autre part le rejet de l’expression technique de la modernité au bénéfice d’une plastique que l’on pourrait qualifier d’élémentariste. La composition des espaces de la maison s’organise à partir de deux axes perpendiculaires et de deux cours. Les axes qui se croisent à la rencontre du vestibule et de la grande cour gèrent des oppositions fonctionnelles et de statut entre les espaces : jour et public versus nuit et privé pour l’axe Nord-Sud et pièces de vie et de représentation vs pièces techniques et de services pour l’axe Est-Ouest. Les cours extérieures répondent aussi à cette traditionnelle hiérarchie domestique qui conduit du plus public au plus privé. La plus grande des deux est ouverte d’un côté, sur les ateliers et le grand horizon. Elle fait référence à l’archétype méditerranéen de l’atrium et la piscine se donne comme un équivalent de l’impluvium. Le substitut du péristyleestunauvent en porte-à-faux qui court en continuité sur les trois façades. Plus intime, la petite cour est entièrement clôturée et plantée d’un olivier. Les volumes principaux forment trois corps de bâtiments aux pièces en enfilade qui enserrent les cours. La distribution se fait sans couloir. Ce dispositif, adapté à une maison de vacances, et aussi conforme au modèle de la domus romaine, semblait peut-être plus commode à Hans Hartung qui devait gérer son handicap (motricité réduite suite à une blessure de guerre à la jambe).»
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La volumétrie générale est directement inspirée de l’architecture vernaculaire méditerranéenne. Cette référence est attestée, tant par les nombreuses photographies de maisons et villages traditionnels prises lors des voyages en Méditerranée – en particulier à Carboneras, en Espagne – que par le témoignage explicite du peintre sur ses intentions. À l’instar des architectes du Mouvement moderne, Hans Hartung est persuadé de la valeur d’exemplarité de ces architectures simples, aux volumes cubiques variés et assemblés avec harmonie, aux toits en terrasse et aux façades homogènes et immaculée blancheur. Le peintre s’efforcera de rester au plus près de ces architectures, rejetant les canons d’un modernisme affilié au Bauhaus. Il faut plutôt rapprocher son travail et sa vision de ceux de son contemporain patriote, le dadaïste Raoul Hausmann qui, dans les années 1930 conduit un travail artistique inspiré par l’ethnographie sur les maisons d’Ibiza.
Au total, les espaces de la demeure établissent une relation forte et graduée avec la nature. Les puissants contreforts qui n’ont pas de justification technique témoignent d’une volonté d’ancrage dans le sol et de la priorité donnée au jeu formel, à la dimension esthétique. Le travail sur les systèmes d’éclairage, naturels et artificiels, illustre cet aspect. Les éclairages dans les chambres sont traités en lumière indirecte, comme des cavités éclairées. La menuiserie consiste en un dispositif technique découpé par couches : vitrage, moustiquaire, persienne, dont l’encadrement est encastré dans le mur. Sa découpe pure évoque celle d’un tableau de paysage, sans cadre toutefois. Ces menuiseries peuvent aussi disparaître, escamotées à l’intérieur des murs. Les baies sont nombreuses, et celles horizontales aux allèges très basses répondent à la position contrainte du peintre sur sa chaise roulante. Les nombreux dessins d’Hartung témoignent de son obsession de la juste mesure, tracés harmoniques et nombre d’or, et de son souci de tout dessiner et faire réaliser sur mesure pour échapper, comme en témoigne la variété des dimensions des portes, aux composants préfabriqués et aux normes en vigueur. « La construction fut pour nous une longue patience, parfois une épreuve de force » confia Hartung, avant d’ajouter, devant le chantier abouti : « Mais j’ai tenu bon et notre maison est enfin telle que nous la rêvions. J’en suis fier. »
Forte de cet exceptionnel patrimoine classé à l’inventaire du 20e siècle, la Fondation s’est dotée d’un nouvel outil de travail sur l’archive des architectures, afin de comprendre la complexité du travail de Hans Hartung et d’Anna-Eva Bergman concernant l’espace réel. Depuis 2009, elle a entrepris un travail d’inventaire et de numérisation des dessins originaux (environ 600 esquisses et croquis) qui retracent l’histoire de ces bâtiments. Cette base de données constitue aujourd’hui un outil de recherche accessible, sur demande et dans le cadre d’un projet, aux professionnels, chercheurs et étudiants.
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Lancement du centre de recherche et de son
programme 2022-2023 « sciences et abstractions »
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En 2022, la Fondation Hartung-Bergman lance son centre de recherche qui fonctionnera par programme de deux ans. Le premier programme 2022-2023 a pour thème « sciences et abstractions ».
Des conditions de travail « utopiques »
Physiquement, le centre a été intégré à la villa de la Fondation Hartung-Bergman et permet aux chercheurs de bénéficier de conditions de travail stimulantes et sereine, inspirées par les institutions les plus soucieuses d’une réception idéale, sinon « utopique » de leurs pensionnaires : par exemple le Getty à Los Angeles ou la villa Médicis à Rome. De gros travaux et aménagements permettent désormais :
- l’accueil de 7 personnes en simultané dans des chambres autonomes et fonctionnelles avec bureau et possibilité d’accès aux bases de données de la Fondation ; - l’accès à une salle audiovisuelle permettant des séminaires et des conférences ; - l’accès à une bibliothèque de 4000 ouvrages partagée entre le fonds originel de Hartung et Bergman et un fonds récent spécialement axé sur l’art du XXe siècle et les écrits d’artistes, avec trois postes de travail ; - l’accès aux fonds d’archives (environ 120 mètres linéaires), avec trois postes de travail ; -l’accès à des espaces de sociabilité et de confort : les deux patios, la piscine (rénovée avec sa mosaïque originelle), le parc d’oliviers, des repas individualisés.
Un fonctionnement par programme biennal sur le XXe siècle
Le centre de recherche vise à l’étude de toutes les composantes de l’art du XXe siècle (avec une focalisation particulière sur les abstractions), selon ses différentes périodes, au sein de divers foyers géographiques et dans des toutes ses variétés d’expérimentations techniques, esthétiques et théoriques. Le soutien aux jeunes chercheurs, la promotion et diffusion de leur projet, ainsi que leur intégration dans le tissu académique figurent parmi ses priorités. Chaque année paire, se trouve lancé un programme biennal (c’est-à-dire par cycle de deux ans) autour d’un grand thème découlant du patrimoine de la Fondation Hartung-Bergman. Le cycle est composé de la manière suivante : trois à quatre séminaires pendant l’année 1 pour favoriser les rencontres, échanges, débats autour du thème proposé ; une à trois valorisation(s) académiques et/ou patrimoniales pendant l’année 2. Les formes peuvent en être notamment : exposition-dossier dans la Fondation ; publications sous forme d’ouvrages ou d’articles ventilés dans des revues ; colloques filmés ; documentaires…
Au calendrier 2022-2023
Le programme 2022-2023 a pour thématique : « Sciences et abstractions ». Si l’on considère la genèse de l’abstraction, chez Kandinsky, Malevitch, Kupka, Mondrian et Klee, les découvertes en matière de physique (Einstein, école de Copenhague…), les plongées au coeur d’organismes microscopiques (Haeckel…) ou encore les promesses de conquête spatiale à venir (Constantin Tsiolkovski…) jouent un rôle considérable. En outre, aux sources mêmes des démarches abstraites (ou abstractisantes) de Hartung et Bergman, les sciences sont une composante cruciale : l’astronomie – discipline à laquelle il voulut se destiner avant de devenir peintre – pour le premier ; les mathématiques – et notamment les potentiels expressifs du nombre d’or – pour la seconde. Sans exclure catégoriquement les sciences humaines, le programme cherchera plutôt à convoquer ce qui relève des sciences de la nature et des sciences formelles (ce que l’on qualifie trivialement de « sciences dures »). Plus précisément le programme est de deux ordres : (1) un état des lieux, sinon une rétrospection, sur les grandes études menées lors des deux dernières décennies sur la question et les conclusions les plus saillantes qui s’en sont dégagées, (2) des propositions nouvelles sur l’histoire de l’abstraction en la liant en particulier à celle de la médecine, de la psychiatrie et des neurosciences.
Séminaire 1 : Percevoir l’abstraction, retour et conclusions sur l’expérience d’Abraham Poincheval Ce séminaire serait dans la continuité des trois rencontres qui ont déjà eu lieu pour traiter les données récoltées au terme de la performance d’Abraham Poincheval et réunirait autour d’Yves Sarfati, les professeurs Sylvie Royant-Parola et Thomas Rabeyron afin d’avoir leurs conclusions sur les apports de cette expérience dans la connaissance du fonctionnement neurocérébrale devant une oeuvre abstraite.
Séminaire 2 : L’art abstrait entre sciences, para-sciences et sciences-fictions Il s’agira de dresser le panorama des recherches et les nouvelles perspectives sur les liens entre sciences, para-sciences (hypnose, télépathie…), sciences-fictions (romans et films d’anticipation…) et abstraction à travers un corpus couvrant l’ensemble du XXe siècle : Hans Richter, Sonia et Robert Delaunay, Wols, Camille Bryen, Nicolas Schoffer, Victor Vasarely…
Séminaire 3 : Géométrie, nombre d’or, architectures et abstraction Que l’usage des mathématiques soit crucial dans l’architecture est une banalité sans grand intérêt. En revanche, en partant de l’usage plus méthodique du nombre d’or chez Hartung, Bergman, ainsi que chez de nombreux autres artistes comme Ozenfant ou Le Corbusier (nombre lui-même associé aux édifications sacrées antiques et médiévales), on voit comment peuvent se construire parallèlement une oeuvre picturale abstraite, d’apparence coupée du monde et non-fonctionnelle, et des projets architecturaux fonctionnels, ancrée dans l’existence quotidienne.
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« Les archives de la création »
Exposition du 11 mai au 30 septembre 2022
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Chez Anna-Eva-Bergman comme chez Hans Hartung, le fait d’archiver et de tout archiver (croquis, lettres, photographies, presse…) fut au coeur de leur vie et de leur oeuvre. C’est l’un des dominateurs communs des deux artistes, si autonomes dans leur démarche esthétique par ailleurs. La Fondation Hartung Bergman qui émane de leur volonté est l’incarnation de cette obsession. Riche d’un fonds exceptionnel de toiles, de dessins, de carnets, de documents innombrables, la Fondation permet de retracer presque au jour le jour l’imbrication du processus créatif et de l’existence quotidienne de ce couple de peintres parmi les plus marquants et originaux de la période moderne. Du 11 mai au 30 septembre 2022, l’exposition « Les archives de la création » constitue une plongée dans les secrets de leur production, qu’elle soit libre gestualité, méticulosité mathématique, parfois même mémoire d’un artisanat ancien. Du simple outil à toute la structure de l’atelier en passant par les sources d’inspiration contemporaines ou classiques, la « fabrique » de leurs univers respectifs et communs se révèle ici pour la première fois dans le cadre somptueux de leur villa d’Antibes.
Commissariat : Juliette Persilier
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Anna-Eva Bergman, N°12-1975 Terre ocre avec ciel doré, 1975. Acrylique et feuille de métal sur toile, 180 x 250 cm. |
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Anna-Eva Bergman (1909-1987)
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Anna-Eva Bergman naît à Stockholm en Suède le 29 mai 1909 mais prend la nationalité norvégienne suite au divorce de ses parents. Elle est élevée par sa mère ou, plus exactement, par la branche maternelle de sa famille, au gré d’une enfance difficile, « sous le signe de la peur » comme elle le dira plus tard. C’est la pratique artistique, dès ses premières années, qui la sauve de la solitude et d’une succession de traumas. Extrêmement précoce, elle se forme rapidement dans plusieurs prestigieuses institutions, sans qu’elle ne trouve toujours l’enseignement qu’elle reçoit à la hauteur de ses ambitions de liberté. Elle fait ses études à l’Académie des Beaux-Arts d’Oslo (1927) et à la célèbre École des Arts Appliqués de Vienne (1928) puis, quelques semaines, dans l’atelier d’André Lhote à Paris. Là, en mai 1929, elle rencontre Hans Hartung, se marie avec lui. Ils voyagent énormément, entre euphorie de la jeunesse et innombrables difficultés d’argent, de santé et de persécution politique. Bergman attrape le typhus à Minorque, se fait opérer à plusieurs reprises, est même suspectée d’espionnage par les nazis. Elle gagne sa vie comme illustratrice pour la presse, journaliste et, en 1942, rencontre un petit succès avec son récit autobiographique Turid en Méditerranée. Soucieuse d’indépendance, souhaitant se consacrer totalement à sa quête picturale qui est chez elle une recherche d’absolu dans la continuité de maîtres comme Fra Angelico, Tintoret, Bach, Goethe, Turner ou Munch, elle a quitté Hartung en 1937. Ils se remarieront vingt ans plus tard. Elle manque de peu de mourir dans un incendie pendant la guerre, fuit dans les montagnes norvégiennes la réquisition des Allemands qui la réclament comme traductrice et travaille entre 1942 et 1952 à une approche tout à fait originale de la peinture fondée sur le primat de la ligne, la spiritualité, la construction au nombre d’or et l’usage de la feuille de métal. Au cours de l’été 1950, elle fait un voyage en bateau le long de la côte norvégienne, visite les îles Lofoten, le Finnmark, manifeste sa sensibilité pour la cause des indigènes sames. Ce voyage est décisif dans l’évolution de sa peinture. Avec la technique de la tempera, elle retrouve la transparence des paysages et la lumière du soleil de minuit. En 1951 suite à trois étés passés à Citadelløya (Sud de la Norvège) elle réalise des peintures et dessins sur la structure des rochers usés par la mer. De cette série, qu’elle nomme « Fragments d’une île en Norvège », est issu son premier motif : la pierre (1952). C’est une transition capitale de son travail. Sa peinture évolue ensuite vers la recherche d’un nombre restreint de formes simples : lune, astre, planète, montagne, stèle, arbre, tombeau, vallée, barque, proue ou miroir… Ces archétypes inspirés de la nature scandinave ou méditerranéenne, dotés d’une grande mobilité intrinsèque, changeant par légères variations plastiques, lui valent la reconnaissance de quelques très grands critiques de l’époque : Herta Wescher, Michel Seuphor ou Josef Paul Hodin et surtoutWill Grohmann. Elle collabore avec la galerie de France, expose partout dans le monde à partir des années 1960 et développe pendant 25 ans un thème cardinal, celui de l’horizon. En Europe, elle a fréquenté Kandinsky, Mondrian puis Soulages, Miró ou Vieira da Silva ; aux États-Unis, où elle se rend plusieurs fois, elle croisera Mark Rothko, Ad Reinhardt ou encore Barnett Newman. Installée avec Hans Hartung à Antibes en 1973, elle travaille abondamment en épurant de plus en plus son vocabulaire visuel, en variant ses formats, en explorant les thèmes des vagues et des pluies. Elle meurt le 24 juillet 1987.
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Hans Hartung (1904-1989)
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Hans Hartung est communément présenté comme porte-drapeau de l’« École de Paris » et de l’« abstraction lyrique » et considéré avant tout comme un peintre d’après-guerre. L’ampleur de sa carrière est en réalité bien plus large. Après avoir envisagé adolescent d’être pasteur puis astronome, il se découvre une fascination pour les taches et pour Rembrandt. Dès 1922, âgé d’à peine 18 ans, il produit une série d’aquarelles frappantes par leur pure expressivité. C’est le début d’une carrière qui durera près de soixante-dix ans et sera rythmée par d’incessantes innovations techniques. Dès la fin des années 1930, l’artiste, né à Leipzig en 1904, a déjà participé à de nombreuses expositions dans toute l’Europe et intègre la prestigieuse collection américaine d’Albert Eugene Gallatin à Philadelphie. Son abstraction est, à son premier stade, très libre et gestuelle. En revanche, quand il travaille sur toile, il se sert de ces premiers états et les reporte sur le support par une lente et minutieuse mise au carreau – d’où l’impression d’une « spontanéité calculée ». Après un séjour aventureux à Minorque où il est accusé d’espionnage, quelques démêlés avec la Gestapo, il fuit l’Allemagne, s’installe à Paris, divorce d’avec Anna-Eva Bergman en 1938 après neuf ans de mariage, s’engage dans la Légion étrangère pour lutter contre Hitler, se réfugie en zone libre, puis en Espagne où il est incarcéré, se réengage dans la Légion en 1943 et perd une jambe au combat. Démuni et partiellement invalide, il croit avoir été « floué » par le destin, selon ses mots, mais devient rapidement une grande figure de la scène artistique dans les années 1950. Dans un contexte très favorable à l’art abstrait, il en est perçu comme un des principaux chefs de file aux côtés de ses amis Pierre Soulages ou Zao Wou-Ki. Hartung recroise le chemin d’Anna-Eva Bergman en 1952. Ils reprennent leur relation, se remarient. D’abord installés dans leur atelier de la rue Gauguet à Paris, ils font le projet de concevoir sur la Côte d’Azur une villa-atelier où chacun pourrait travailler dans un espace parfaitement adapté à ses besoins. En 1973, après cinq ans de construction, le couple s’installe au « Champ des Oliviers », à Antibes. À compter de 1960, Hartung, qui vient d’être gratifié du grand prix de la Biennale de Venise, utilise des peintures acrylique ou vinylique au temps de séchage plus rapide, abrase et griffe la matière, et crée des atmosphères vaporeuses, éthérées par pulvérisation. Il est l’objet d’expositions de grande envergure partout dans le monde, en 1969 au Musée national d’art moderne, à Montréal, à Houston, ou encore au Metropolitan en 1975. Son oeuvre photographique est elle-même l’objet d’une exposition au centre Pompidou en 1982. Dans les années 1980, il peint en particulier avec des pinceaux géants qu’il fabrique lui-même. Rattrapé par l’âge, dévasté par la disparition d’Anna-Eva en 1987, il perd en force physique à partir de 1986 mais travaille à l’aide de tyrolienne, de pistolet airless et de sulfateuses de jardin. Il projette sur la surface – parfois monumentale – des flux de peinture plus ou moins diluée en fonction des effets qu’il souhaite obtenir. Dans son atelier qui prend l’aspect d’une méta-oeuvre, il réalise tantôt des tableaux très chargés chromatiquement, tantôt des entrelacs épurés de fines lignes avec courbes, contrecourbes, linéaments nets ou légèrement tremblés et saccadés. L’exactitude du geste, malgré la vieillesse, reste d’une prodigieuse virtuosité. Il meurt en le 7 décembre 1989.
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Les actualités de la Fondation
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Sortie de Membres fantômes aux Éditions des Cendres L’historienne de l’art Pauline Mari publie ce printemps aux Éditions des Cendres un dialogue imaginaire. Ce livre à caractère fantastique fait parler les trois organes perdus de grands artistes, dont la jambe de Hans Hartung. Les membres du peintre estropié, de l’écrivain Blaise Cendrars manchot de la Grande Guerre et du surréaliste Victor Brauner énucléé dans une rixe y discutent de leurs destins brisés. Comme tant d’autres amputés, Hartung, Cendrars et Brauner ont en effet été propulsés dans des enfers de douleur. À compter de l’accident, ils furent victimes à tout jamais du « membre fantôme », c’est-à-dire le rappel lancinant du fragment de corps manquant à leur cerveau, un syndrome poussant à la démence et au désespoir. Ils sont pourtant nés à leur art à partir de cette blessure originelle – et à travers elle. Sans ce pied, ce bras et cet oeil en moins, jamais Hartung n’aurait peint avec la fièvre d’un enragé, jamais Cendrars n’aurait écrit « avec un bras en plus » (Picasso), jamais Brauner ne serait apparu à ses pairs comme le plus voyant de tous. Comment ces fantômes ont-ils hanté leur chair, et inspiré leur âme ? Parce que certaines voies sont impénétrables, Pauline Mari y répond : depuis les limbes. L’auteur de Membres fantômes a fait paraître en 2018, son ouvrage Le Voyeur et l’Halluciné. Au cinéma avec l’op art (Pur), dont elle a tiré, un an plus tard, « Le diable au corps », exposition au Musée d’Art Moderne et d’Art contemporain de Nice. En 2019, après une résidence de chercheur à la Fondation, elle sort Hartung Nouvelle Vague, de Resnais vers Rohmer (Presses du réel).
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Un nouveau site Internet
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Le site Internet de la Fondation fait entièrement peau neuve avec une maquette plus dynamique et de nouveaux inédits. On y trouve les traditionnelles informations pratiques, la présentation des artistes et le déroulé des actualités, des bases de données vers des volumes de catalogues raisonnés en ligne, le centre de recherche et les premiers épisodes de la chaîne de podcasts « Faisons abstraction ».
www.fondationhartungbergman.fr
Une exposition hors-les-murs avec la galerie Perrotin Tokyo
À l’heure de sa réouverture, la Fondation sera également présente à l’étranger grâce à sa collaboration, déjà fertile depuis 5 ans, avec la galerie Perrotin. Matthieu Séguéla assurera le commissariat d’une exposition sur « Hartung et le Japon » qui racontera pour la toute première fois les liens entre l’artiste et l’archipel nippon où il se rend en 1966 dans le cadre d’un voyage organisé par l’UNESCO sur les rapports Orient-Occident.
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Perrotin Tokyo Piramide Building 1F 6-6-9 Roppongi Minato-Ku Tokyo 106-0032. Du 24 mai au 1er juillet 2022.
L’équipe de la Fondation Hartung-Bergman
Daniel Malingre Membres du Bureau Président Daniel Malingre Thomas Schlesser Président Directeur Eva Bugge Christine Sémédard Vice-présidente Secrétaire générale Laurence Bertrand-Dorléac Daniel Aconito Vice-présidente Régisseur de la propriété Denis Berthomier Hervé Coste de Champeron Trésorier Expert pour Hans Hartung et Anna-Eva Bergman Pierre Wat Secrétaire Marcelle Driesen Chargée de l’intendance de la villa Christine Lamothe Experte et responsable des expositions et éditions pour Anna-Eva Bergman Myriam Lettelier Chargée de l’intendance de la villa Margaux Lingua-Nortes Chargée de la communication et des relations publiques Roland Massenhove Régisseur des ateliers et des oeuvres Juliette Persilier Attachée de conservation Laurie Testut Chargée d’accueil
Informations pratiques
Fondation Hans Hartung et Anna-Eva Bergman 173, chemin du Valbosquet 06600 Antibes +33 (0)4 93 33 45 92 www.fondationhartungbergman.fr
La Fondation est ouverte de mai à septembre inclus, du mercredi au vendredi, de 10h à 18h.
Visites libres, du mercredi au vendredi et de 10h à 18h : Tarif plein 10 € Tarif réduit 7 € : Jeunes de 11 à 25 ans, étudiants, enseignants, personnes en situation de handicap (gratuit pour un accompagnateur), demandeurs d’emploi et bénéficiaires des minima sociaux, membres de la Maison des Artistes, journalistes, guides-conférenciers, légionnaires. Sur présentation d’un justificatif. Gratuité : Moins de 10 ans, membres ICOM.
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