Texte de Jean-Paul Gavard-Perret
Si Gala n’est que l’obsession fantastique de Salvador, les individus en chair et en os font partie de la création de Dali. Il s’affirme même parfois sauveur de l’humanité (même si la salvatrice Gala sauve ce sauveur…) et il précise, qu’à ce titre, il n’est pas plus honnête de se recommander de la médiocrité que de se présenter comme un génie. L’essentiel reste ce que la peintre à su créer : donner aux impulsions et aux désirs sexuels quelque chose de comestible.
En ce sens il est le plus fidèle (bien plus que Breton) à la leçon de Freud lorsqu’il affirme que le premier instrument philosophique est la prise de conscience « par les mâchoires ». Le peintre a d’ailleurs proclamé sa dette aux « grandes vérités » (je cite) de Freud qui lui-même se sentit plus attiré par le Catalan que par le pape du surréalisme. Ce dernier a pourtant tout fait pour séduire le père de psychanalyse : en retour il ne se fendit que d’une piètre lettre politesse que Breton s’empressa pourtant de publier dans les « Vases communicants » de sa fosse d’ aisance…
Freud a d’ailleurs compris à travers l’œuvre de Dali que la production picturale surréaliste était autre chose qu’un délire moqueur et ironique. Celui qui avait tenu pour « fous intégraux » ceux qui cherchaient à faire de lui leur Saint Patron trouva chez le Catalan une lecture de l’inconscient. Il lui obligea à reconsidérer son impression première sur le mouvement et ses membres. Et Freud découvrit dans la peinture de l’inventeur de la méthode paranoïa critique une mise à nu des fondements érotiques les plus profonds et les plus obscurs de l’homme. Dali dans sa peinture a pris le surréalisme à la lettre. Il ne s’est pas accommodé des conjurations verbeuses et médiocres de Breton. Il a toujours dérivé avec délectation vers les formes d’outrance et a entretenu les fantasmes les plus personnels que le poète parisien n’osa jamais même approcher. Le peintre a su faire dériver les mythes bien plus loin que comme simple moyen de sauver l’humanité des croyances qui ont fondé à l’origine les religions monothéistes. Prenant le mythe à bras le corps Dali en fait jaillir une magie, des théâtres perturbants, des cérémonies obsessionnelles et paranoïaques pour l’éclosion de la vie de chacun. Toute métaphysique s’appuie pour lui sur la magie et il a recherché à réanimer la bonne folie d’un Paraclese ou de Raymond Lulle. C’est pourquoi le fameux « hasard objectif » caressé par Breton devient pour lui une tentative pour accorder à chaque signe une cohérence objective. Dali cultive les obsessions pour atteindre ce qu’il nomme « l’irrationalité concrète » et ne vise pas à concilier la raison générale avec une déraison particulière. Il pousse au contraire le délire pour faire jaillir une réalité dont peu lui importe la nature (déraisonnable ou non). Il fait l’impasse sur explications et commentaires dont Breton se fit le cuisinier et il atteint et instaure une expression radicale. Ce n’est pas sans raison qu’il peut affirmer que sans « son » surréalisme, « le » surréalisme n’aurait pas été ce qu’il est. Dali est un des rares héros du surréalisme avec Ernst, Artaud et Péret. Et que Breton les ait renié est plutôt un bon signe. Ils ne se prêtèrent pas au passage sous les fourches caudines de l’Inquisiteur et suivirent leur chemin dans divers types de provocations. En particulier Dali connaîtra l’anathème parce qu’il fraye avec Franco et affirme haut et fort le droit de gagner de l’argent – et le voilà transformé en « Avida Dollars », fameux anagramme dont le peintre fut ravi. Car des dollars, Breton en reçu lui aussi lors de son exil américain. Dali a fait au moins de la richesse un moyen de plénitude, de faste quasi monarchique. Mais elle garde bien plus l’aspect d’une obsession paranoïaque qu’une réalité concrète d’une emprise que l’on peut tirer d’une exploitation capitaliste. Dali n’est pas riche – ce n’est pas Picasso. Simplement il a pris au pied de la lettre et sans la moindre hypocrisie ce qui est considéré par la psychanalyse comme l’archétype de tous les désirs et des délivrances. Dali ose montrer exhiber ce que les autres surréalistes (à l’exception des cités plus haut) cachent et ce même sur le monde la consommation. Il oublie tout retranchement, excuse ou « posture », bref toutes impostures. C’est sans doute pourquoi il inquiéta tant Breton pour qui l’image, à l’inverse du peintre, répondait à un jeu traditionnel entre l’objet perçu et la sensation. Dali a pulvérisé tout cela. Il a mis dans sa peinture à mal la brume dialectique des symboles et autres correspondances. Où Breton biaise, il tranche et il ne se préoccupe pas de discuter les mérites du matérialisme historique. Car il a surtout compris que « les idées surréalistes sont efficaces seulement lorsqu’elles sont peintes à la perfection et de manière traditionnelle ». C’est cela d’ailleurs qu’on lui a le plus reproché sans comprendre qu’il était bien plus commode d’employer une autre voie. Imagination délirante et obsessions ont trouvé dans sa facture une irrationalité concrète et puissante, preuve que s’il y a un grand instigateur et magister du Surréalisme ce n’est pas Picasso mais bien Dali. Sa peinture a eu le mérite de dressé le constat du mythe auquel le surréalisme a fait appel mais qu’il n’osait pas désigner : celui du monde moderne et merveilleux de la science. Plus futuriste (au mauvais sens du terme) que le futurisme (au bon sens du terme) le surréalisme a été mis à mal par Dali qui en a souligné les simplifications idéalistes. Ses deux films réalisés avec Bunuel restent à ce titre ce que l’œuvre dans son ensemble représente : quelque chose d’incomestibles aux faussaires et aux vaniteux. En ce sens il rejoint par la peinture ce que Jarry et Roussel avait initié en littérature. Jean-Paul Gavard-Perret voir l'exposition au Centre Pompidou |