Isabelle Sobelman : Bernard Lamarche-Vadel et le métier de survivre
Isabelle Sobelman, L’ami déclaré, Derrière la Salle de Bains, Rouen, 24 pages, 10 E., 2014.
Dans « A bruit secret » Bernard Lamarche-Vadel écrivait “Si je n’ai jamais eu l’idée saugrenue faussement provocante, à forte teneur en pathologie maniaque et narcissique d’écrire pour la postérité, par contre, oui, j’écris pour ma postérité, par moi nommée Charlotte Salomon, Kurt Schwitters, Emil Nolde, Joseph Beuys et Franc Marc”, nommée aussi Isabelle Sobelman qui - avec Dominique Bourgois, Olvier Kaeppelin, Paul Haim, Philippe Sollers, Bettina Rheims - fut une de ses proches avant qu’il mette fin à ses jours d’un coup de fusil. La douleur (que l’écrivain cachait sous l’impeccabilité) n’était plus supportable. L’acte était prévisible – presque « attendu » - mais laissa Isabelle Sobelman démunie.
Beaucoup espérait que la littérature aurait raison de la maladie de la mort quasi programmée dans l’œuvre de son ami même si le désespoir et la morbidité s’y fracassaient dans l’humour ; le grotesque et ce dès « Vétérinaires » et ces jeux de pouvoir. La langue disait le labyrinthe et l’obsession du corps décomposé, du charnier fantasmatique où l’auteur - tel un personnage de Beckett - fut accouché en mort vivant. Il le rappela à Isabelle Sobelman qui recueillit bien de ses confidences privées ou publiques. "Jamais on ne doit oublier dans mon cas que je suis le produit d'un viol, à ce titre, pour ceux qui avaient la charge de m'élever me revenaient les travaux de la mort, de droit, et dans le but de m'y confondre. Il me fallait une légende qui pût m'extraire de mon ignominieuse singularité, l'englobe, la prolonge et la métamorphosera, l'art est cette légende » lui avoue-t-il dans « Art Jonction » avant de mettre fin au parcours puisque l’art et la photographie qu’il a tant aimé, la littérature qu’il a magnifié restèrent les témoins inassermentables qui ne purent le sauver.
L’expérience de la réclusion (« Enfermement ») chevilla l’homme et l’œuvre. Elle explique son admiration pour Joseph Beuys, Beckett et Gasiorowski. Trop grevé d’angoisse et d’alcool, déçu par les pouvoirs auxquels il sacrifia trop et parfois en pure perte. Lamarche-Vadel hérissait ceux qui dans l’ombre le trouvaient trop snob ou peu amène sans connaître sa générosité et son exigence d’esthète. Isabelle Sobelman creuse la solitude de BLV avec simplicité, sans pathos en mettant sobrement en exerce par pointes impressionnistes ses passions et une vie qui est une sorte de poème fidèle à tous les grandes pièces du genre : elles finissent mal en général. « Sans école, rebelle à entrer dans le rang rétinien du descriptif, il préfèrera toujours parcourir l’invisible » écrit l’auteure. Elle évoque la curiosité de l’écorché pour l’agencement, la circulation, la transformation de formes d’art qui n’avaient rien d’officiel à l’époque (même si elles furent reconnu par la suite et en partie grâce à lui). Critique, Lamarche-Vadel fut toujours attentif aux « réseaux souterrains, aux nœuds essentiels ». Auteur il avançait « Un stylo dans une main, un revolver dans l'autre » (Paul Haim). Dans divers jeux d’inversions, d’anacoluthes il créa une prose abyssale et vertigineuse par croisement d’une langue classique d’un côté et faite d’arborescence baroque de l’autre. Cet hybride donna naissance à une prose du décalage et de la rupture – manière d’échapper à la langue maternelle (d’une autre manière que Beckett), à l’énigme de l’origine et sa nuit sexuelle.
Lamarche-Vadel abhorrait dans la phrase française son inclination que « à négocier », et de souligner que cette langue se soit prêtée « admirablement à être celle de la Collaboration ». . Il y a là bien sûr de la provocation et de la parodie mais couler la phrase à la française dans ce qu’il nomma une « phrase frontalière rédimée à la syntaxe allemande » était moins une posture qu’un paroxysme dans la visée d’une utopie scripturale (qu’on ne lui pardonna pas dans les milieux littéraires « officiels » Duras en tête). L’art poétique de Lamarche-Vadel fut celui de la disjonction et de l’altération moins baroque qu’on ne le pense. Ou sinon comme la peinture de Gasiorowki le fut : plus par la matière première que par le propos. Se percevant comme inassimilable l’auteur traita le réel sur le même registre. Son écriture charrie des incongruités mais exclut tout bricolage. Le déséquilibre, la disharmonie, les jeux de décalages, la fascination pour le détail, la recherche du mot précieux ou de la figure de rhétorique la plus alambiquée ressortent moins de la forme ouverte du baroque pur qu’au registre de la recherche de l’insaisissable revendiqué comme tel. Le livre d’Isabelle Sobelman lui fait d’ailleurs miroir dans ses visions difractées et plurielles comme si la vie de Lamarche-Vadel se dérobait à tous, échappait à la représentation. Même si, ici, contrairement au baroque qui est toujours un spectacle de la mort, le livre ramène au dur métier de vivre.
Jean-Paul Gavard-Perret