Couleurs et formes simplifiées jouent sur des coups de force. Les œuvres du peintre frappent loin des archétypes fantasmatiques. La peinture parle par et pour elle-même. Il ne faut pas chercher sinon dans son langage ce qui s’y fomente. Le peintre ne cherche en rien à méduser sinon par la puissance stupéfiante d’un propos pictural à la clarté aveuglante. La peinture devient son propre lieu. C’est bien là l’essentiel même si on a reproché parfois à Levee de ne pas mettre assez « visiblement » dans ses toiles une thématique. Mais en art il y a belle lurette que la thématique n’a plus lieu de citer. Il est d’autres médias pour illustrer le monde par effet de réel. Et l’artiste fait mieux : il va plus loin, plus profond. Il atteint les racines de l’émotion alimentée pour jaillir d’une connaissance sans faille de l’histoire de l’art et par une technique longuement élaborée.
La peinture quitte le « cliché » pour devenir épreuve. Et l’œuvre est devenue dans sa propre inventivité une réflexion fondamentale sur le sens des images. Au lieu de « représenter » l’horreur dans sa plus nudité cette peinture devient le génie de son lieu. L’ombre de la chair y est omniprésente mais de manière tacite comme s’il ne fallait pas jouer avec des images trop précises quant au potentiel de réalisme. En ce sens Levee est revenu à un précepte majeur de De Vinci : ne jamais exhumer certains types de traces.
On peut même se demander si pour cet artiste il ne fallait pas rayer de la carte du visible de telles empreintes au nom même de l’invisibilité et de l’irreprésentable que constitue la Shoah et la barbarie nazie. Ne serait-il pas sur ce plan proche de Claude Lanzmann pour qui si l’on découvre des images de l’horreur des camps il faut les détruire (d’où la polémique de ce dernier avec Didi-Huberman lorsque furent exhumées photographies des fours crématoires nazis). Levee refuse de suggérer une fascination morbide dont le voyeur peut maladivement se repaître. Son œuvre n’a rien de reliques ou de religieux. Elle veut signaler la victoire de la vie sur la mort. Elle possède aussi l’immense mérite d’oser le beau et de le dégager de « la croyance photographique » (Gérard Wajcman).
Si parler des camps – comme l’ont fait par exemple Primo Levi, Paul Celan, Anna Arendt, Giorgio Agamben et bien d’autres – demeure nécessaire, il n’en va pas de même dans le champ de l’iconographie. Levee l’a très tôt compris – et son statut d’abstracteur n’y est pas pour rien. Il a préféré une peinture plus profonde, viscérale et rupestre, une peinture simple mais qui n’a rien d’une simple image. Son oeuvre par la position même de son créateur repose les questions essentielles sur la peinture et son fondement. Ce travail n’a donc cesse d’interroger dans un sens d’images plus profondes et dans lesquelles la disparition des « choses » n’est pas – tant s’en faut – une absence de mémoire. L’œuvre résiste par l’émotion sublimée qui approfondit la réflexion mais en jettent un souffle existentiel sur les vivants (et non seulement les survivants).
Ce souffle ne possède rien de délétère et de morbide. L’œuvre préserve quelque chose de salvateur touchant à la mémoire, au savoir, à l’émotion la plus profonde. Elle nous retourne sans complaisante fascination. En ce sens elle dévoile en imposant son pouvoir non d’étrangeté mais de lieu d’appel absolu, incommensurable. L’œuvre si elle ne veut montrer l’impensable fabrique toujours une « re –présentation » fidèle à l’irreprésentable et qui devient sens du et des sens. Tout se joue toujours sur la tentative de parvenir à atteindre et provoquer le mental par l’émotion éloignée de l’émotivité basique et de surface.
Certes toute peinture sera toujours coupable de ses manques. Elle n’en demeure pas moins nécessaire et celle de Levee plus qu’une autre. Face aux faux-semblants et bien sûr aux révisionnismes toujours latents l’œuvre de l’Américain de Paris crée l’image qui revient où rien n’est résolu de nos interrogations – au contraire. Mais c’est là sa force de hantise de l’air qui atteint et touche. L’œuvre mieux que tout autre manifeste probablement cet état de survivance qui n’appartient à la vie plus qu’à la mort et nous rend dans un état aussi paradoxal que celui des spectres qui sans relâche mettent du dedans notre mémoire en mouvement. C’est pourquoi il faut se confronter à l’oeuvre : son génie du lieu sert aussi à penser.
Jean-Paul Gavard-Perret
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